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La via dolorosa des maisonnettes Croque-Livres
À la maison, on lit beaucoup.
C’est une affirmation très commune chez les gens qui veulent qu’on sache à quel point ils sont cultivés, mais c’est quand même vrai. Ma blonde et moi sommes de voraces lecteurs. À tel point qu’on doit périodiquement faire le ménage dans nos lectures et se débarrasser de livres afin de garder notre logement somme toute ordonné et agréable à vivre.
On s’est donc mis à se départir de plusieurs livres. Notre règle d’or est simple : si on ne croit pas relire un jour, on s’en débarrasse. Au début, on a vendu plusieurs livres usagés à L’Échange sur Mont-Royal, mais on s’est vite tannés de trimballer des caisses et des caisses de livres en ville pour s’en faire acheter environ 15 % à 1,25 $ l’unité. Vendre des livres usagés, c’est un sport exigeant, frustrant et pas très payant. On a donc décidé d’un commun accord d’utiliser les cabanes Croque-Livres de Villeray pour écouler notre inventaire littéraire. Parce qu’on est privilégiés. Parce qu’on aime la littérature. Parce qu’on est capables de le faire.
Pour les non-initié.e.s, les Croque-Livres sont de petites maisonnettes en bois où il est possible de prendre ou de laisser de la lecture. Le concept est plus répandu dans les grands centres, mais on peut trouver des Croque-Livres partout au Québec. Selon le site web du programme, il y en aurait pas moins de 2600 dans la province.
Est-ce ce que les gens se servent des Croque-Livres pour partager leur amour de la littérature ou simplement pour faire leur ménage?
Ensemble, on a donné environ 300 livres au programme et on s’est vite rendu compte que notre inventaire était incroyablement populaire. Le temps de faire un voyage entre la maison et le Croque-Livres (environ 10 minutes), le contenu du voyage précédent était déjà écoulé. J’ai tout d’abord cru à un.e opportuniste qui guettait la maisonnette afin d’aller revendre mes livres sur Marketplace, mais après avoir visité quelques endroits, le problème m’est apparu tout autre.
Les livres de qualité s’y font plutôt rares. À certains endroits, on ne trouve malheureusement pas que de la lecture. Armé d’un sac recyclable et de mon garde du corps canin Ozzy, je suis parti à l’abordage des Croque-Livres montréalais de Jarry à Sherbrooke pour répondre à une question : est-ce ce que les gens se servent des Croque-Livres pour partager leur amour de la littérature ou simplement pour faire leur ménage?
Le bon, le mauvais et le WTF
Pendant deux semaines, j’ai arpenté les rues de Montréal avec mon fidèle destrier à la recherche de Croque-Livres à analyser. J’en ai croisé environ une vingtaine – la plupart au moins deux fois, et j’ai visité environ une fois par jour ceux de Villeray (Castlenau/Gaspé, Castelnau/Drolet, Jarry/Drolet et Villeray/Lajeunesse). Ma recherche n’a pas été systématique ou exhaustive, et c’est très possible que la réalité soit tout autre dans certains quartiers, mais j’ai décelé plusieurs parallèles entre les différentes maisonnettes.
Premièrement, si on cherche assez fort et surtout si on visite plus d’une location, on risque de trouver quelque chose à notre goût. À chaque expédition, j’ai déniché quelque chose d’intéressant :
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Des romans de la collection Rivages Noir
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Un roman de Stéphane Bourguignon dont j’ignorais l’existence
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Une édition vintage d’Agaguk VRAIMENT cool.
J’ai aussi trouvé des romans de Martin Michaud, BEAUCOUP de romans de John Irving (un excellent auteur, mais qu’on lit rarement plus d’une fois), des romans de Harry Potter, des dictionnaires, un tutoriel de scie à ruban et des livres jeunesse mettant en vedette des personnages de Disney dans un contexte éducatif.
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Bref, le genre de livres qu’on s’attend à trouver dans les Croque-Livres sont bel et bien présents, mais ils ne représentent qu’environ 20 % du contenu des maisonnettes. Je n’en ai pris aucun, en passant : je me suis contenté de les photographier. Le seul livre que j’ai pris est un exemplaire des Sept Piliers de la Sagesse de T.E Lawrence, que j’ai bien l’intention de lire.
La deuxième catégorie de contenus que j’ai trouvés dans les Croque-Livres est plus problématique. Il s’agit de livres que les propriétaires ne voulaient plus, mais dont la très grande majorité des gens ne voudraient pas non plus.
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Des manuels de cours tellement spécialisés que c’est difficile de savoir de quoi ils parlent. On en trouve beaucoup et ils viennent souvent en batch.
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Un exemplaire de la revue L’Action Nationale datant de l’an 2000. Loin de moi l’idée que ça n’appartienne pas à une bibliothèque ou à un système d’archives quelconque, mais ce n’est ni pertinent ni d’actualité pour les Croque-Livres. Fun fact : Mathieu Bock-Côté siège aujourd’hui sur le comité de rédaction.
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Un exemplaire de The Atlantic datant de 1993 avec comme sujet principal un article qui démystifie l’homosexualité pour le grand public.
J’y ai aussi trouvé des livres jeunesse d’une autre époque avec une morale questionnable. Une kyrielle de livres de cours et de bouquins aux sujets passés date (par exemple : un livre intitulé Must Canada Fail? publié après l’élection du PQ en 1976). Une très très vieille édition du manuel Vivre avec le VIH, qui, je crois, est toujours en circulation aujourd’hui. C’était pas une mauvaise idée pour un Croque-Livres puisqu’il a été pris, mais on peut se demander si ça n’aurait pas été plus facile de le refiler à un CLSC.
Au coin Drolet/Castelnau, quelqu’un est aussi venu porter plusieurs caisses de livres d’une autre époque écrits dans la langue de Shakespeare, qui ont tragiquement pourri sous la neige pendant plusieurs semaines.
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C’est pas tout. Je vous ai gardé le plus ahurissant pour la fin. La troisième catégorie d’objets trouvés dans les Croque-Livres : ceux qui n’ont pas du tout d’affaire là.
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Une cassette VHS. The Mothman Prophecy est un excellent film d’horreur, mais vous n’avez pas besoin de vous racheter un magnétoscope sur Marketplace pour le regarder. C’est disponible en location un peu partout en ligne. C’est de la culture, mais le support technologique est questionnable.
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Un CD DE LA PREMIÈRE ÉDITION DE STAR ACADÉMIE. Bien qu’il s’agisse d’un artéfact culturel ayant un peu moins bien vieilli que le précédent, vous pouvez l’écouter à votre guise sur Spotify. Pas besoin de vous rééquiper d’un lecteur CD pour ça.
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Un sac de riz. Encore une fois, je comprends l’intention, mais il existe des organismes pour ça. C’est contre-productif de jouer à la cachette avec ses propres élans de générosité. La poche a été prise, d’ailleurs, mais j’ignore si c’était par quelqu’un qui en avait besoin ou simplement par quelqu’un qui trouvait ça cool de tomber sur un sac de riz gratis.
Lire entre les lignes
On trouve donc de tout dans ces mini bibliothèques extérieures, on pourrait faire mieux. Un Croque-Livres ne devrait pas être un cimetière où viennent s’échouer nos vieux livres poches.
En quête de contexte et surtout de solutions, j’ai discuté du problème avec Geneviève Doray, directrice Naître et Grandir à la Fondation Lucie et André Chagnon, qui chapeaute le programme Croque-Livres.
« À la base, il s’agit d’un projet pour stimuler la lecture chez les 0-12 ans », m’explique-t-elle d’entrée de jeu. À bien y penser, c’est vrai que de nombreuses maisonnettes sont situées stratégiquement à proximité de garderies, de bibliothèques et d’écoles primaires.
« On s’est inspirés du projet américain Free Little Libraries, qui connaît beaucoup de succès, poursuit Geneviève Doray. L’objectif premier de la Fondation, c’est de prévenir la pauvreté en favorisant le développement chez les jeunes, et l’une des conclusions tirées par nos consultations avec des experts, c’est que la lecture et le vocabulaire sont des indicateurs de succès scolaire. On a voulu poser une action concrète en ce sens. »
«Si on a une ou plusieurs maisonnettes Croque-Livres dans notre quartier, c’est un peu notre responsabilité collective d’en faire l’entretien, souligne Geneviève Doray.»
Donc, on utilise techniquement tous et toutes mal les Croque-Livres. Du moins, on ne les utilise pas pour la raison pour laquelle ils ont été déployés au départ. Cette dérive n’est pas vraiment un problème, selon Geneviève Doray. « C’est très bien que les adultes s’en servent aussi, mentionne-t-elle. Un parent qui lit et qui donne le bon exemple à son enfant, c’est assurément un plus. C’est correct aussi de partager la connaissance et le plaisir de lire. »
La liste de mes trouvailles ne l’étonne pas, cependant. Elle utilise même des termes plus forts que les miens : « Oui, c’est clair qu’il y a des gens qui s’en servent comme poubelle. » Elle raconte avoir fait quelques trouvailles décourageantes elle-même.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que la Fondation Lucie et André Chagnon est à l’origine du programme, mais elle n’est pas chargée de l’entretien des maisonnettes. C’est compréhensible : avec plus de 2600 unités, les besoins logistiques d’un tel entretien monopoliseraient beaucoup plus de ressources que ne le permettent les moyens de l’organisation. La fondation a quand même vu le coup venir et a décidé de vendre les maisonnettes au lieu de les donner.
Sur le site web de Croque-Livres, on peut commander une maisonnette à assembler pour la somme de 350 $. C’est aussi possible de télécharger les plans pour la construire soi-même, ce qui explique pourquoi certaines maisonnettes ne portent pas le même nom et ont un look différent. L’idée n’est bien sûr pas de faire un profit – la Fondation offre le produit au prix coûtant –, mais plutôt de dissuader la négligence ou le vandalisme.
Ça fonctionne partiellement. Les maisonnettes étant souvent décorées par des enfants, les gens se gardent une petite gêne. Sur la vingtaine de Croque-Livres que j’ai observés, un seul était vandalisé, sur Prince-Arthur.
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« Si on a une ou plusieurs maisonnettes Croque-Livres dans notre quartier, c’est un peu notre responsabilité collective d’en faire l’entretien, souligne Geneviève Doray. Il ne faut pas que les gens se gênent pour en faire le ménage. Une fois installées, elles appartiennent à tout le monde. »,
C’est vraiment un bon point, mais la question demeure : qu’est-ce qu’on fait avec les livres dont personne ne veut?
Recycler ou ne pas recycler? Telle est la question
OUI, c’est possible de recycler vos vieux livres poussiéreux remplis de savoirs périmés et de sagesse antédiluvienne. C’est ce que Recyc-Québec m’a confirmé via Facebook.
L’organisme a d’ailleurs une application qui s’appelle Ça va où?, qui vous permet de vérifier comment disposer de n’importe quelle matière en fonction de la ville où vous habitez. Dans la plupart des cas, c’est possible de mettre vos livres et magazines directement dans votre bac à recyclage, à une condition : s’il s’agit d’un exemplaire à couverture rigide, il faut arracher cette dernière au préalable, parce que beaucoup d’entre elles ne se recyclent pas avec du papier. Même chose pour la couverture de plastique dans laquelle se trouve votre magazine qui vous parvient par la poste.
L’application vous explique aussi quoi faire avec vos vieux CD et cassettes VHS, soit dit en passant (spoiler : ça va à l’écocentre).
Bon, ça fait quand même bizarre de parler de recyclage de livres. Je vous l’accorde. Pensez à la situation comme suit : c’est mieux qu’un livre aux savoirs obsolètes ou qu’un roman qui ne sera plus jamais lu soit recyclé en quelque chose de pertinent plutôt qu’il pourrisse sous des centimètres de poussière dans un entrepôt humide. Certains livres ne sont plus utiles après quelques années, et la pensée magique selon laquelle ça-peut-servir-à-quelqu’un-d’autre ne s’applique pas systématiquement.
Mes constatations sont aussi un plaidoyer pour une utilisation élargie de la littérature électronique. Mais il s’agit là d’un débat houleux auquel on s’attardera dans un autre article.
Tout le monde y gagnerait.
Si l’idée d’un futur littéraire électronique ou de recycler les livres vous horripile toujours, vous avez ENCORE des options. Lors de notre entretien, Geneviève Doray m’a parlé du programme gouvernemental Cultures à partager, qui envoie des livres usagés un peu partout dans le monde. Là non plus, l’idée n’est pas d’envoyer nos déchets à l’étranger, mais de donner une deuxième vie à des livres qui en valent la peine. On peut tous et toutes faire mieux, en repensant notre propre consommation littéraire pour la rendre plus efficace et plus démocratique. Moi le premier. Soyez assuré.e.s que toutes mes trouvailles seront soit retournées, soit disposées de manière responsable.