Lorsqu’on évoque son succès littéraire, Emmanuelle Pierrot se tortille sur sa chaise, joue avec ses mains, devant son bagel froid. Pas besoin d’un doctorat en synergologie pour comprendre qu’elle deal mal avec les fleurs. « J’ai vraiment de la misère avec le bonheur. Mais ça va bien, présentement. J’ai un logement, la paix sociale autour de moi et un livre qui marche. Ça me fait un velours, du bien sur le coup de recevoir de beaux mots sur mon livre, mais ça me met une pression… »
Si les prénoms « Sacha et Tom » résonnent en vous, c’est que vous faites partie du club de moins en moins sélect de gens qui ont dévoré La Version qui n’intéresse personne (Quartanier), premier roman percutant d’Emmanuelle Pierrot.
Oui, oui, le bouquin que vous avez vu entre les mains de 85% de vos proches durant les Fêtes (les autres lisaient Que notre joie demeure, un McSween en retard ou un livre de recettes au air fryer) .
Juste à mon chalet du jour de l’an, nous étions trois à le lire en même temps. Pourquoi cet engouement? C’est pas moi qui le demande, mais la principale intéressée, que j’ai rencontrée cette semaine au café Atomic dans Hochelaga. Assise devant un café avec un t-shirt des Stompin’ Trees (excellente découverte locale, by the way) et des mèches vertes, Emmanuelle Pierrot s’étonne elle-même du succès de son livre, d’où son titre un brin insolent.
Dur à dire ce qui explique le succès de ce roman mal engueulé de 359 pages racontant la vie marginale de Sacha et son âme sœur Tom à Dawson City, ville minière du Yukon autrefois prise d’assaut par les chercheurs d’or, les cheechako.
Aparté pour mentionner que le décor est épargné par les taloches qui meublent le récit. Dawson y est décrit comme un endroit majestueux, une sorte de village sorti tout droit du far west et figé dans le temps, hors du monde.
Il y avait les sommets enneigés de la chaîne de l’Alaska, il y avait la rivière Klondike, translucide et rapide qui se jetait dans le fleuve Yukon, lent et laiteux, en formant des tourbillons bicolores à la surface.
Après quelques années de sexe, drogue et punk ‘n’ roll (genre) au sein d’une communauté marginale semi-vagabonde, les choses dérapent pour Sacha, poussée hors du cercle par la violence, le rejet, le slut shaming et la misogynie intériorisée. Ah! Et il y a une chienne-louve aussi, une malamute croisée nommée Luna.
« Pas un autre estie de chien qui s’appelle Luna! », se lamentera Sacha, avant de tomber en amour avec la bête pour le meilleur et hélas le pire.
Sans vendre les punchs, préparez-vous à un chagrin de type La guerre des tuques.
Enfin, un roman qui a aussi comme caractéristique principale d’être lu d’une traite. C’est d’ailleurs le commentaire qui ressort le plus autour de moi et sur Goodreads.
Mais au moins, je vous épargne un énième jeu de mots avec le fait que ce trip yukonnais intéresse finalement tout le monde. Oupsy.
« Je voulais faire quelque chose à la Into the wild ou On the road, mais je ne peux pas, parce que je suis une femme et on ne peut juste pas tout sacrer là et s’en calisser autant que les hommes », avoue Emmanuelle Pierrot, qui blague en disant avoir finalement pondu un Into the wild raté.
Bon, je connais plusieurs auteurs (helloooooo) qui rêveraient de rater leur coup à ce point.
Devant un bagel au fromage à la crème qu’elle ne touchera jamais durant l’entrevue, l’autrice répond avec aplomb à toutes mes questions de marde sous le thème : mais… mais …comment démêler la fiction de la réalité, dans tout ça? Où s’arrête Emmanuelle, où commence Sacha?
Parce que oui, notre voyeurisme pathologique veut savoir ce qui est véritablement arrivé à la romancière, qui a réellement vécu huit années au Yukon, au sein d’une communauté punk. Même chose pour cette relation amicale, profonde et fusionnelle vécue avec un meilleur ami, personnifiée par Tom dans le roman. Je cite un passage du livre pour illustrer l’ampleur de la symbiose.
Il finissait mes phrases, je finissais sa poutine, il détestait la mayonnaise, on a banni les œufs de nos vies. Je l’aimais plus que quiconque.
Emmanuelle ne cache pas avoir puisé dans son propre vécu pour dépeindre cette symbiose entre ses deux protagonistes. « Il n’y a pas de frontière entre Tom et Sacha: ils partageaient leur compte en banque, leurs pensées. Leur amitié remonte à avant la puberté. La cause de leur destruction: Sacha devient une femme et Tom, un homme. Ils ont beau faire semblant d’être des enfants, c’était voué à l’échec », analyse l’autrice, levant le voile sur la rupture d’amitié, la pire des peines et la plus banalisée, selon elle. « C’est une fiction, mais j’ai connu cette amitié et je ne vais jamais revivre ça ni refaire autant confiance », confie Emmanuelle, évoquant un parallèle avec une rupture amoureuse. « On invalide beaucoup nos émotions quand on parle d’amitié, mais c’est au moins un deuil aussi intense qu’une peine d’amour. »
Pour le reste, Emmanuelle se donne le droit de demeurer un brin évasive au sujet de la ligne à tracer entre le réel et la fiction. Se draper dans le flou demeure un des rares privilèges, en littérature (parce qu’on va se le dire, c’est crissement pas payant). « J’ai vécu toutes sortes de choses, mais j’ai aussi été témoin de beaucoup d’autres. Plein de choses ne sont pas racontées, aussi… », explique l’autrice, qui se défend d’avoir écrit un règlement de comptes.
« Moi, je me sentais plutôt très nostalgique en écrivant ça. J’ai essayé de créer un espace où je vais continuer à aimer les gens, je n’ai pas voulu démoniser personne », souligne-t-elle.
Sans être trop personnel (les prénoms sont fictifs), le livre dénonce néanmoins beaucoup de choses (cette tendance des faux alliés, notamment) et les oreilles de plusieurs dawsonites ont dû ciller. « Si tu finis le livre en te disant que le problème c’est Buddy, j’ai passé à côté de ma job d’auteure. Le problème, c’est plutôt de déconstruire la violence qui shape la société patriarcale. Sacha n’aurait pas fait mieux si elle avait été Tom… »
De nomade à sédentaire
Se disant nouvellement sédentaire dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, Emmanuelle a amorcé l’écriture de son roman alors qu’elle se trouvait encore au Yukon. « Je voyais au départ un livre beatnik pour parler d’à quel point on est niaiseux, mais ensuite, j’ai vécu des choses plus lourdes », explique Emmanuelle. La pandémie qui frappe le monde joue aussi un rôle dans le roman, comme une présence oppressante qui confine Sacha malgré elle dans un huis clos avec un agresseur.
C’est sans compter sa communauté qui se ligue contre elle, en choisissant le camp de Tom. Ce rejet sera violent, encore plus dans un contexte pandémique où le monde se replie sur lui-même.
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Persona non grata dans son propre paradis. L’écrivaine nous y prépare dans le prologue.
Un jour, le village n’a plus voulu de moi. Il m’a attrapée, broyée, et il m’a recrachée. J’étais presque morte, et tellement facile à tuer.
Un revirement inattendu, même pour Emmanuelle Pierrot, qui croyait au départ que la seule douleur du livre viendrait du nihilisme opposant sa communauté marginale à la société.
Avec un peu de recul, ce cannibalisme va de pair avec la vie en communauté, particulièrement avec des individus souvent aux prises avec toutes sortes d’enjeux de santé mentale et de consommation, estime l’autrice. Celle-ci ne cache pas qu’il n’est pas toujours évident de toujours prendre le bord de la personne opprimée.
« Sauf pour les gens qui ne sont pas de gauche, c’est difficile d’être toujours cohérent avec ses valeurs. Je trouve ça plus facile de voter QS que de partager mon café qui coûte cher avec mes colocs. Être féministe avec toutes les femmes, même celles qui gossent, c’est bien plus tough. »
Sacha, elle, refuse de piler sur ses principes pour rester dans la communauté. Au moins, elle est libre, note Emmanuelle Pierrot.
Mince consolation, puisque ce rejet fait de Sacha la proie idéale, lorsque la pandémie frappe et qu’elle se retrouve en mauvaise posture avec un coloc (très) insistant. « C’est la victime parfaite pour un agresseur, puisque le monstre, c’est elle. À force d’être déshumanisée, ça dérange moins les autres que Buddy s’en prenne à elle. »
Difficile, d’ailleurs, de sortir indemne d’une agression vécue en temps réel par Sacha, qui cherche à s’évader d’une manière qui serait drôle si la scène n’était pas aussi tragique. Un passage coup de poing qu’on se retient de lire en diagonale.
Nous tenons nos écouteurs sur nos oreilles, Mike Ward rit des anti-masques. Le sous-texte de la moitié de ses blagues est que, mourir, c’est pas si grave parce que la vie, c’est de la marde. Si nous nous faisons tuer, fera-t-il des blagues sur nous? Les blagues sur notre mort attendront, nous ne sommes pas prêts à renoncer.
Emmanuelle Pierrot écrit sur la violence conjugale en ce moment même.
Elle dit elle-même avoir vécu des épisodes de violence, en plus d’en avoir été témoin.
« Je côtoie des gens dans des relations où la violence conjugale est tellement intense qu’elles vont peut-être mourir. J’essaye de faire la paix avec ça, sinon ces gens vont te barrer. »
«J’ai vraiment de la misère avec le bonheur»
De son propre aveu, c’est fucking tough, écrire un deuxième roman, encore plus lorsque le premier roule autant. « C’est encore mêlé, visqueux, je ne sais pas ce que ça va donner. J’ai dit à mon éditrice (Alexie Morin) d’arrêter de m’envoyer des commentaires positifs sur mon roman, ça me met trop de pression. Des gens m’écrivent même des lettres, d’autres veulent mon adresse pour avoir une dédicace, ou m’envoient des photos prises de mon livre pendant un voyage », énumère Emmanuelle, un peu dépassée par tout ça.
Faute de lectorat, le premier roman a été plus facile à écrire. « Ça ne me dérangeait pas de faire quelque chose de pas bon. Mais je dois faire la paix avec ça, ce serait un échec d’écrire en essayant de plaire. Ce n’est pas du tout dans ma démarche. »
Sans se montrer très optimiste, Pierrot s’efforce de vivre avec des gens qui partagent ses convictions, en se tenant à l’abri, à bonne distance de la société. « Dès fois, je vois les nouvelles et je me dis : ah fuck! On n’a pas encore cessé le feu! », lance-t-elle en référence aux horreurs qui s’enchaînent en Palestine.
Une sorte de mécanisme de défense qui résume selon elle la nature bipolaire de l’artiste : le désir de se cacher et de s’exprimer en même temps.
Mais plus que quiconque, Emmanuelle comprend les risques de trouver refuge à l’intérieur d’une communauté et préfère rester sur ses gardes. « J’ai beaucoup moins d’amis qu’avant, moins d’illusions par rapport aux gens.
Je vais avoir 30 ans cet été, mais je me sens déjà très fatiguée », admet-elle.
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Si Candide trouvait la quiétude en cultivant son jardin, Emmanuelle Pierrot place la barre encore plus basse pour trouver une forme de quiétude.
« J’aime ça, me brosser les dents tous les jours et dormir dans des draps propres. »
En attendant une traduction anglaise de son roman, elle ne reçoit pas trop de feedback des gens de Dawson, sauf ceux qui ont traduit des articles via ChaGPT pour lui reprocher d’avoir capitalisé sur la communauté. En espérant voir son roman être éventuellement adapté au cinéma, elle ne peut s’empêcher de se demander si elle sera la bienvenue, si elle retourne là-bas.
Elle se demande aussi comment Mike Ward va recevoir son roman, s’il le lit. Elle le lui a envoyé, d’ailleurs. « Ça serait drôle qu’il me poursuive en diffamation », badine-t-elle.
Pour l’heure, Emmanuelle Pierrot dort dans des draps propres et s’attaque à son prochain roman. Dans ses temps libres, elle écrit aussi de la poésie. Envers et contre tous.
« Tout le monde déteste ma poésie. Je vais continuer, mais j’arrive pas à toucher le cœur des gens. Ça sera les poèmes qui n’intéressent personne, au pire », résume-t-elle en riant.