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La valse médiatico-ballistique

Par
Mathieu Roy
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«Vous croyez que les solutions émergent de votre judicieuse analyse de la réalité observable?” (…) Ce n’est plus de cette manière que le monde marche réellement. Nous sommes un empire maintenant et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous étudiez cette réalité, judicieusement comme vous le souhaitez, nous agissons à nouveau et nous créons d’autres réalités nouvelles, que vous pouvez étudier également, et c’est ainsi que les choses se passent. Nous sommes les acteurs de l’histoire. Et vous, vous tous, il ne vous reste qu’à étudier ce que nous faisons.»

Karl Rove, ancien conseiller de George W. Bush.

***

Une fois de plus, les plus grands médias du monde sont clairvoyants et SAVENT, sans enquête internationale indépendante, sans recul, sans poser de questions, que le président Assad est responsable de la récente attaque chimique proclamée à Khan Cheikhoun.

Une fois de plus, les horribles et désolantes images de bébés morts suffisent à faire fondre le dernier filament d’esprit critique des journalistes corporatistes (et d’État) qui se portent volontaires pour lire les communiqués de presse du Pentagone sur les ondes de leurs chaînes respectives.

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Tous savent, c’est évident. Assad est responsable. Les chroniqueurs, les «politologues», les lecteurs de nouvelles, les éditorialistes, les «experts», même Québec Solidaire (?!); tous unanimes: Assad est un barbare qui ne cherche qu’à tuer des civils avec des armes chimiques au détriment du maintien de son pouvoir. Quelques jours plus tôt, l’ambassadrice américaine à l’ONU affirmait que le changement de régime en Syrie n’était plus une priorité américaine. Alors pour célébrer la nouvelle, Assad en a profité pour déverser du gaz sarin sur des zones détenues par les brigades rebelles. Pas grave s’il se met en danger, pas grave s’il embarrasse ses alliés russes et iraniens qui ont tant investis pour le défendre. Sa barbarie est telle qu’il ne peut s’empêcher cette attaque chimique qui ne lui donnera absolument rien militairement. Oublions aussi le détail gênant comme quoi les Américains et les Russes sous l’égide de l’ONU avaient supervisé la destruction de son matériel chimique en 2014. Pas grave, il a menti et en a gardé juste un peu pour assouvir les besoins de sa barbarie au détriment de son maintien au pouvoir!

Pour faire preuve d’intégrité en 2017, il faut faire ce que cet ancien ambassadeur de la Grande-Bretagne en Syrie, Peter Ford, a fait sur les ondes de SKY et la BBC. Regardez ce court clip de 3 minutes dans lequel le diplomate explique sa vision des choses. «Remember the run up to Iraq?» nous rappelle-t-il justement. J’ajouterais: n’avez-vous pas lu le rapport Chilcot journalistes et experts?!» Ford est si juste que la BBC a décidé de retirer cette entrevue de son serveur et de ses archives. Hmmm…

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Dans cette entrevue, lorsque le présentateur éberlué de la BBC lui demande comment il peut en venir à cette conclusion, l’ancien diplomate répond: «Je ne laisse pas mon cerveau au portique avec mon manteau lorsque j’examine une situation. Assad peut bien être cruel et brutal, mais il n’est pas fou. Planifier cette attaque sans avantage militaire aucun défie l’entendement. Ça n’a aucun sens et c’est absurde».

Ce point de vue est repris par le vétéran journaliste Robert Parry dans un texte qui remet les pendules à l’heure et que les directeurs d’information des rédactions québécoises devraient lire humblement:

«Plusieurs sources dans le milieu du renseignement ont émis des avis contraires, suggérant que le fardeau de la preuve pointe vers Al Qaeda et des groupes rebelles affiliés, que ce sont eux qui sont responsables de l’attaque, soit en orchestrant volontairement des fuites d’agents chimiques par provocation, soit en étant en possession de ces poisons qui se sont échappés de leurs entrepôts suite à des bombardements.

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Une source des services de renseignement m’indique que le scénario le plus probable était une attaque mise en scène et orchestrée par les rebelles pour forcer un renversement de politique de l’administration Trump qui annonçait quelques jours plus tôt que le gouvernement américain n’allait plus prioriser un changement de régime à Damas et allait se concentrer sur l’éradication de l’ennemi commun, soit les groupes terroristes islamiques.»

Et puis il y a Seymour Hersh, un autre vétéran journaliste, qui écrivait une enquête en 2014 révélant que l’attaque au gaz Sarin de Ghouta en 2013 serait imputable non pas au président Assad, mais bien aux rebelles entraînés et approvisionnés par la CIA et la DIA via la Turquie d’Erdogan avec la collaboration des services secrets britanniques et l’approbation d’Hillary Clinton, alors Secrétaire d’État.

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Entre une enquête de Seymour Hersh et un «éditorial» de François Cardinal, qui devrions-nous croire?

Si des êtres têtus doutent encore de la crédibilité de Seymour Hersh, qu’ils aillent lire cette étude du MIT, pas une université russe ou iranienne, un chercheur très respecté du MIT qui en vient aux mêmes conclusions que Parry et Hersh.

Continuons. En janvier 2013, Mail Online publie la une suivante qui a depuis disparu des serveurs.

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Le professeur émérite Vijay Prashad se montre aussi prudent et critique dans un texte sobre qui dénonce l’hypocrisie américaine et du Conseil de Sécurité: «Les Américains ont récemment admis être responsables d’atrocités à Mosul causant la mort de 200 civils. Pourquoi cette attaque ne déclenche pas l’indignation et l’ire du Conseil de Sécurité et de la presse internationale?! Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas être horrifiés devant l’attaque de Khan Shakhoun, mais la communauté internationale doit absolument exiger une enquête avant de précipiter ses jugements.»

N’en demeure qu’il reste à l’ONU des êtres d’intégrité et de justice dont le représentant de la Bolivie qui rappelle que les frappes unilatérales contreviennent à la Charte des Nations Unies et qu’elles sont interdites par le droit international. Il faut absolument le voir à 7:50 de ce clip lorsqu’il brandit une photo de Colin Powell montrant un flacon supposé être un échantillon des armes de destruction massive de Saddam Hussein…L’histoire se répète, de la tragédie vers la farce.

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Le journaliste Glenn Greenwald commence à être habitué à décrypter ces sombres farces et récidive ici avec une analyse aussi pertinente que désolante montrant à quel point ces frappes ont ravivé la cote de Trump autant chez les Démocrates que les Républicains et dans tout l’appareil médiatique qui par la bouche de son canon préféré Fareed Zakaria chantait le sacre du président: «I think Donald Trump became President of the United States” last night».

Seule Tulsi Gabbard tient tête aux bonzes du journalisme corporatiste en déployant une série d’arguments logiques empreints de prudence et de bon sens, le tout fait calmement devant un Wolf Blitzer semi-hystérique. La sénatrice aurait peut-être pu rappeler à Wolf que son réseau CNN écrivait en 2012 dans un blog que l’armée américaine aidait les rebelles à manipuler des armes chimiques en Syrie.

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Je renvoie aussi les sceptiques à l’analyse d’un ancien colonel de la DIA (Defense Intelligence Agency), Patrick Lang, qui démonte complètement le mensonge éhonté de l’administration Trump que klaxonnent les médias américains et québécois.

Si j’ai décidé d’écrire ce blog, c’est justement pour challenger les croyances profondes et structurelles de l’appareil médiatique. Ces croyances, qui relève du «group-think» sont à mon sens diamétralement opposées aux fondements du journalisme qui s’engage à douter, questionner, enquêter, vérifier et contre-vérifier les versions officielles. Il faut cesser cette culture du «breaking news» et ces réflexes de meute pour favoriser un recul, une perspective.

C’est une chose de ne pas avoir les moyens de lancer des enquêtes à chaque nouvelle crise, mais c’en est une autre d’endosser une conclusion non vérifiée pour donner l’illusion d’avoir fait ses devoirs.

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La géopolitique est beaucoup plus complexe que ce que les journalistes maintream aimeraient croire. Cette histoire ne s’arrête pas ici, bien au contraire.

Je ne sais pas ce qui se trame sous l’artifice des missiles Tomahawks, mais plusieurs questions méritent d’être posées:

Est-ce que ces frappes visaient réellement à mettre hors de service un aéroport militaire du régime d’Assad?

Si tel est le cas, pourquoi les dégâts sont minimes (la piste est en opération à l’heure actuelle)?

Pourquoi les Américains ont averti les Russes qui ont averti les Syriens? Si c’était pour éviter une escalade avec la Russie, pourquoi la Russie a-t-elle accepté de ne pas utiliser son système antiaérien S-400?

Et pourquoi Poutine prétend être choqué alors qu’il savait très bien?

Pourquoi Trump, qui semblait si convaincu et articulé de la nécessité de ne plus s’en prendre à Assad pour se concentrer sur l’État Islamique, a soudainement livré un discours haletant, dépendant de son téléscripteur et cherchant à trouver un ton juste, alors qu’il annonçait ces frappes?

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Peut-on penser qu’un «backroom deal» ait eu lieu entre Américains et Russes et que Kissinger soit impliqué dans le coup, lui qui conseille Trump et qui est un proche de Poutine?

Est-ce que Trump voulait faire taire les critiques qui l’accusaient de jouer le jeu de la Russie en se montrant dur?

Est-ce que Poutine joue le jeu médiatique de l’indignation en retour d’autre chose?

Pourquoi Mike Pompeo, directeur de la CIA n’était pas dans la salle lors des frappes alors que tous les autres membres de l’administration y étaient?

Autant de questions pertinentes auxquelles on ne peut répondre rapidement dans un éditorial de 500 mots le lendemain des frappes.

En terminant, j’attire votre attention sur l’analyse de Ray McGovern, un ancien de la CIA devenu activiste et lanceur d’alertes. Pour ceux qui parlent anglais, je vous recommande fortement de regarder ce clip d’une demi-heure dans lequel McGovern, un homme humble, intègre et articulé partage son point de vue sur l’implication d’Israël dans le dossier syrien. Ce clip remonte à l’été 2016 mais sa pertinence est renouvelée suite aux attaques récentes.

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Je reviendrai dans des chroniques ultérieures sur ceux qu’on appelle aux États-Unis les néoconservateurs et qui semblent étrangement défendre l’intérêt de Benjamin Netanyahu et du Likoud et non celui des Américains…

Pour lire un autre texte de Mathieu Roy: «Trump le monde».

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