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Le corridor ferroviaire traversant Montréal incarne à première vue une délimitation austère du territoire. Une frontière sans attrait découpant les quartiers centraux. Mais parcourir son ventre révèle un imaginaire insoupçonné. De Parc à Papineau, c’est trois kilomètres à la fois obstacle et terrain de jeu alternatif, ouvert et interdit. Dans l’angle mort de la ville, un univers s’y est installé.
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La ligne de départ commence à l’intersection des avenues du Parc et Van Horne. Depuis la démolition de la vieille usine à papier, la petite rue sans nom qui lui faisait face est toujours à l’abandon. Un flanc de pavés herbacé aux airs de stationnement incertain et de cimetière automobile. Une fourgonnette raboutée loge en plein soleil. L’écho d’une radio émane de ses fenêtres. Quelqu’un a posé son ancre, un nid étrange collectionnant bouteilles et rebuts variés.
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Derrière, une voiture engloutie par les graffitis cache un sac de couchage sur le banc arrière. Un autre refuge le temps d’une nuit. La rue est un amoncellement de rouille, de pneus et de déchets. À son extrémité, une ouverture permet d’accéder au chemin de fer. Un homme y promène son chien. On se salue discrètement d’un regard complice.
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J’ai tenté d’immortaliser ma balade avec deux films Kodak Royal Gold 1000. Pellicules expirées depuis 1999 et conservées dans des conditions inconnues, en faire usage est un pari risqué. La saturation des couleurs est capricieuse, les ombres souvent troubles. Malgré divers ajustements, vous m’excuserez les quelques clichés dont le détail s’est égaré avec les années.
Sous le viaduc qui conclut le Mile End, de petits groupes d’écoliers hassidiques reviennent au bercail. Plus loin, les contours industriels de Van Horne naviguent sur les souvenirs d’une ère ouvrière pas si lointaine: un ferrailleur récupère les vieux calorifères, un carrossier retape le capot d’un véhicule. Un vaste complexe d’adresses s’est également transformé en fourre-tout bohémien. Salle de spectacle clandestine, ateliers d’artistes, studios de répétition, lieux de party, antiquaire. Un espace de toutes les époques comme il ne s’en bâtit plus. Derrière la clôture règne une atmosphère de débrouille contre-culturelle: installations de métaux, hamacs, pinceaux, et bouteilles de vin.
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Le long bâtiment s’ouvre sur le Jardin du Crépuscule, un ancien terrain vague devenu résidence de cinquante-cinq sculptures de fer recyclé par l’emblématique artiste du Mile End Glen LeMesurier. Une femme y dort à l’ombre, un homme à chapeau de cowboy roule un joint. Derrière le grillage béant, une table à pique-nique et un barbecue sont ensevelis sous une dompe sauvage.
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Haut de sept étages, sa forme irrégulière assure que l’on repère facilement l’entrepôt Saint-Laurent coiffé de son château d’eau. Construit en 1924, il sert depuis sa construction à des fins d’entreposage. Pour les mélomanes, c’est surtout la pochette du premier vinyle de Godspeed You! Black Emperor, F # A#∞. Les 500 premières éditions étaient d’ailleurs accompagnées d’un sou noir écrasé par le poids des wagons. Leur studio d’enregistrement, le célèbre Hotel2Tango, où Funeral d’Arcade Fire s’est entre autres matérialisé, a aidé à mythifier le coin auprès des artistes. Haut lieu d’inspiration underground, la zone périphérique occupée par la track permet aux musiciens une rare flexibilité sonore. Des studios convoités sont aussi présents près de St-Hubert et De Lorimier.
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Traversé le boulevard Saint-Laurent, le skatepark déborde de vie à toutes les heures de la journée. Couvert par le viaduc, il est rapidement devenu l’attraction longeant la track la plus populaire depuis son ouverture en 2019.
Les vieilles enseignes des décennies textiles voisinent le squelette de ce qu’il reste de la gare du Mile End. Orpheline depuis les années 70, elle s’est transformée au fil du temps en un dortoir de curiosités. Pendant près d’un siècle, le bâtiment était le point central de la vie ferroviaire du quartier. Aujourd’hui, les lignes du désir qui sillonnent les environs de sa charpente tracent une archéologie des visites précédentes: cadavres de feu d’artifice, canettes de peinture, talons hauts et panier d’épicerie renversé. Les temps ont changé.
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Un mémorial honorant une disparue est suspendu à la barrière. Pour plusieurs, la track offre un décor de solitude, un espace de recueillement au milieu d’une urbanité condensée. On peut s’y aimer, s’y perdre. Un lieu de rêverie, mais aussi de transgression.
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Chaque jour, des centaines de personnes empruntent les nombreuses brèches dans l’enceinte métallique même si des affiches à la présence récurrente indiquent que les contrevenants s’exposent à des amendes salées. Quiconque se fait pincer à l’intérieur du couloir risque de devoir débourser 147 dollars. Des policiers de la Canadian Pacific, parfois camouflés dans l’épaisseur des genévriers, se posent en prédateurs immobiles près des ouvertures. Sans passage à niveau autres que les grandes artères, les riverains s’engagent avec résilience dans les couloirs illicites. Visibles en abondance, les coutures de réparation sont les cicatrices d’années d’affrontement entre autorités et désobéissance populaire.
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Un groupe Facebook agit également comme une vigile virtuelle sonnant l’alarme lorsque les forces de l’ordre font des embuscades. De plus, ces amis de la track assurent une mise à jour constante des fermetures et nouvelles ouvertures. Une initiative témoignant autant de la détermination que de l’inefficacité des techniques de colmatage.
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Le Champ des Possibles, jadis un lieu à la mode, est redevenu depuis la pandémie une friche sans spectacle. Mais la track demeure néanmoins un couloir d’art libre. Comme une blessure à la cité que l’on tente de soigner. On reconnait les silhouettes du travail de Junko et l’arrogance colorée des milles graffeurs qui participent à cette fresque en éternel mouvement. Des esquisses inachevées sous la forme de tricotags, de bibelots et autres bizarreries sans signature. Le chemin de fer est un long canevas d’excentricité ouvert à tous.
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Une fois le viaduc St-Denis traversé, un muret sur le côté sud s’étire jusqu’à Papineau. Colonne bétonnée séparant le chemin de fer des résidences, cette double barrière rend la track moins accessible. L’atmosphère y est donc beaucoup plus sauvage. La végétation est luxuriante et les rencontres moins cordiales. Les rares traces de vestiges sont d’anciens feux éteints ici et là. J’évite de penser que je marche en pleine culture d’herbe à puce. Côté ornitho, des chardonnerets, quelques bruants et un couple de cardinaux sous l’architecture menaçante de l’Incinérateur des Carrières qui œuvre en sentinelle aveugle.
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À mesure que l’on s’enfonce vers l’est, le côté cool de l’ouest s’estompe. Les passages sont plus difficiles d’accès, plus épineux à trouver. Auparavant absents sur mon chemin, les refuges de fortune s’accumulent. Un de ces campements met à la disposition de ses usagers un large éventail d’appareils: vaisselle, sèche-linge, matelas, cuisinette au gaz et même un espace d’intimité pour s’adonner au plaisir onanique. Je tombe face à face avec deux hommes munis d’une 24. Ils ne m’en offrent pas une. Je suis arrivé au bout du muret.
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En déménageant vers le front nord, je rencontre sur la track un ami traversant une bière à la main. L’autre rive se déploie en une longue piste cyclable de gravier. Sur cet autoroute de l’Apple Watch, l’ambiance est radicalement différente. Coureurs et cyclistes de performance croisent trottinettes électriques, triporteurs et fatbikes soulevant la poussière. Malgré sa dimension plus utilitaire et fitness, la clôture bordant la piste est envahie par les bricolages poétiques, pochoirs et autres constructions surréalistes à l’essence tout à fait montréalaise, entre création enfantine et beauté circassienne.
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L’étroit parc linéaire du Réseau-Vert s’étend de St-Denis à la Main. Les épaves d’une fête récente lèvent le voile sur sa nouvelle vocation depuis le début de l’ét é. La nuit, ses rochers se transforment en podiums pour la joie des danseurs. De jour, des sportifs enchaînent les push-ups sur la surface du gym extérieur. Fidèle à l’esprit de la track, il s’est garni d’objets dépareillés et de mobilier urbain lui conférant une touche singulière.
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En continuant le trajet vers l’ouest, on retrouve le parc à chien DIY, lieu sans nom où gravite une petite communauté de propriétaires canins qui chérissent cet espace autogéré en retrait du tumulte habituel. Un secret qu’il ne faudrait pas trop ébruiter.
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Ma visite me mène à travers installations artistiques et jardins citadins affublés d’autocollants 1312 et pro-réfugiés. En marchant sur un lit de gravelle, j’aboutis au trou de départ sans avoir croisé un seul train. Introduisant une couleur à un espace condamné, la magie citadine a transformé un lieu du rien en une aire de vie. La beauté de cet espace incongru réside dans l’implantation délibérée d’une humanité aussi évolutive qu’imprécise, telle une collection de vécus morcelés en dialogues. Le contraire d’une réappropriation du territoire par un collectif urbain qui aménage des palettes peinturées et des 5 à 7 avec DJ.
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Certains diront que ce n’est pas une zone des plus sécuritaires, mais la track est un de ces rares endroits qui racontent eux-mêmes leur propre histoire. Chaque visite se fait différente de la précédente. Plus loin, un enfant s’improvise funambule sur le rail entouré de fleurs jaunes. Pour espérer comprendre Montréal, il faut d’abord s’aventurer là où on ne regarde pas.