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La serveuse derrière la visière, c’est moi

Récit d'une soirée masquée, mais qui est loin d'être un bal.

Par
Mélanie Loubert
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Ça fait maintenant trois ans que je travaille en restauration. Trois ans que j’évolue dans ce milieu rempli de gens passionnés, de rencontres magiques et de travail acharné. Trois ans que j’ai mal aux pieds, au dos, que je me couche à pas d’heure et que je bois un peu trop pour ma santé.

Ça fait trois ans que je fais ça parce que la restauration n’est pas un milieu comme les autres. À part le fait que c’est le seul emploi étudiant qui me permet d’avoir un appart dans Rosemont, c’est un milieu où les connexions humaines sont primordiales.

À part le fait que c’est le seul emploi étudiant qui me permet d’avoir un appart dans Rosemont, c’est un milieu où les connexions humaines sont primordiales.

Quand je suis rentrée pour mon premier shift post-pandémique au bar cette semaine, ça faisait trois mois que je n’avais pas travaillé. Trois mois passés à l’horizontale, les fesses sur mon canapé. Mon inquiétude était donc justifiée, surtout depuis que j’avais appris que j’allais devoir apprendre à suer avec un masque, une visière et des mains sèches à force de les frotter au Purell.

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En arrivant, je descends au vestiaire des employés. Les faibles relents de vieille bière qui émanent des escaliers sont réconfortants de familiarité. Alors que j’enfile mon attirail de guerre, je me pratique dans le miroir à communiquer avec les yeux. Des yeux sourire, des yeux compréhensifs, des yeux « achète cette excellente bouteille de cidre! » (clin d’oeil).

C’est la journée d’ouverture, ce sont donc surtout des habitués qui sont là aujourd’hui. Ces gens dont je connais le visage, mais pas le nom. Ces inconnus qui m’avaient manqué sans que je m’en rende compte.

Notre routine commence alors : servir une table, désinfecter, débarrasser, désinfecter, parler fort (ça n’est pas assez fort) répéter et désinfecter encore.

Ça fait à peine deux heures que je travaille et j’ai déjà trop chaud sous mon masque. Les clients m’entendent mal par-dessus la musique et mon corps commence déjà à regretter le temps du divan. Je m’apitoie sur mon sort un bref moment. Je me commande une bière, ça ira mieux après. Je m’imagine déjà sortir à la fin de mon shift toute trempée, aller dépenser toute ma paye dans des machines à sous en compagnie de cuisiniers sur la coke jusqu’à voir flou. Puis je me rappelle que je ne suis pas dans Le plongeur.

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Je reviens à la réalité, je regarde les visages des clients, si heureux de pouvoir partager une bière à l’abri des intempéries. Je pense aux infirmières et aux préposés aux bénéficiaires qui depuis des mois supportent tout ça, et bien pire, et qui n’ont pas droit à une bière pendant leur shift.

Animée d’une énergie nouvelle, je me remets au travail. Servir une table, désinfecter, essayer de ne pas foncer dans les plexiglas qui pendent du plafond, pis tant que j’y suis, les désinfecter.

Le bar commence à se remplir lentement, entre les mille choses que je dois garder en tête, les commandes mémorisées, les plaintes de mes collègues, les clients qui commencent à être saouls, je dois me rappeler de me laver les mains toutes les dix minutes.

Un groupe de 10 arrive. Ils se lèvent, changent de place, des amis les rejoignent. Ils sont rendus 15, on est low staff, c’est le bordel. « Vous ne pouvez pas rester, vous êtes trop nombreux ». Travailler en ce moment c’est aussi devoir péter le fun des gens quand ils ne respectent pas les mesures sanitaires. Parce que si certains s’en foutent, s’ils oublient qu’un virus circule, nous, on ne peut pas l’oublier. Parce ce que je suis là, un peu par obligation, parce que la PCU ne durera pas éternellement. Parce que même si je ne suis pas parano, en essayant de gagner ma vie je m’expose à un danger qui peut être mortel. Et parce que j’ai également la responsabilité de protéger mes clients.

Travailler en ce moment c’est aussi devoir péter le fun des gens quand ils ne respectent pas les mesures sanitaires. Parce que si certains s’en foutent, s’ils oublient qu’un virus circule, nous, on ne peut pas l’oublier.

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Alors c’est vrai que ça me manque les concours avec moi-même sur le nombre de shots que je peux me faire offrir en une soirée, les blagues, les numéros de téléphone gribouillés sur un sous-verre. C’est vrai que c’est difficile de monter nos ventes ou de communiquer notre passion pour un produit quand la seule chose que les gens voient de mon visage ce sont mes yeux. Mais si ma visière brouille ma vision et ma respiration, elle n’est pas un frein à ma bonne humeur. Si j’ai plein de boutons d’humidités qui commencent à me pousser dans le visage, au moins je sais que les clients, eux, auront passé une belle soirée, ça me suffit.

C’est la fin de mon shift, il est deux heures du matin. Au moment d’écrire ces lignes, les bars fermaient encore tard. Je suis épuisée et je sens des pulsations dans mes pieds endoloris. Je peux finalement me libérer de mon masque, ma visière, mon tablier et mes souliers. Je pense à mon lit avec amour.

J’ai toujours cru que le meilleur feeling au monde était d’enlever sa brassière à la fin d’une journée. C’est que je n’avais jamais enlevé un masque à la fin d’un shift.

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