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La Saint-Jean au pays des Anglais
À la recherche d’un anglo souverainiste de l’autre côté du gouffre qui sépare les deux solitudes.
« Est-ce que je peux te parler en anglais? »
Mon chauffeur Uber me lance un regard timide par le rétroviseur. Necolas a 70 ans. Il est d’origine syrienne, mais il a passé la majeure partie de sa vie adulte dans la région de Toronto. L’augmentation du coût de la vie et le déménagement de sa fille vers Montréal l’ont forcé à un troisième départ, l’été dernier.
Necolas adore la langue de Molière, mais elle lui rend mal son amour. Il me confie avoir honte de ne pas pouvoir converser avec moi en français. Il garde sur son tableau de bord des Post-it sur lesquels il a griffonné des mots comme « bienvenue » et « félicitations », mais ses connaissances sont encore rudimentaires. Nous sommes en route vers Beaconsfield, où je m’apprête à célébrer la Saint-Jean-Baptiste dans le comté de Jacques-Cartier. Québec solidaire et le Parti québécois y ont obtenu à deux environ 8 % des votes aux dernières élections et un certain Arthur Fischer, du Parti canadien du Québec, a terminé devant QS et le PQ au scrutin. On peut difficilement faire plus anglo.
Drôles de circonstances pour se faire chanter les louanges du français par le nouvel arrivant avec le plus grand enthousiasme linguistique que j’aie eu le plaisir de rencontrer. Necolas n’a pas maîtrisé sa nouvelle langue dans le délai de six mois prescrit par la CAQ, mais ce n’est pas faute d’efforts.
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Necolas me dépose aux portes du Beaconsfield Rec Center. Les célébrations de la Saint-Jean-Baptiste étaient censées se dérouler en plein air, au Centennial Park, mais ont été transférées à l’intérieur en raison des conditions météorologiques incertaines.
À l’exception d’un camion de bouffe de rue dans le stationnement, la scène ressemble à n’importe quelle célébration de la Saint-Jean, de L’Assomption à La Sarre.
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Mais comment donc est-ce que ça fête la Saint-Jean, un Anglais? Est-ce même important pour eux ou bien est-ce juste une occasion de brosser comme on le fait tous si bien à la Saint-Patrick? Comme je n’ai jamais été la personne la plus à cheval sur l’idéologie, je suis allé trotter dans l’ouest de l’île pour célébrer le Québec dans la langue de Shakespeare (et aussi trouver un anglo séparatiste à la demande de mon rédacteur en chef, Jean-Pierre. Une licorne avec ça?).
Ça s’est quand même pas pire passé.
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Fuck your loi 96, Frankie
Le premier détail qui me saute aux yeux avant même d’arriver sur les lieux, c’est que l’anglais a sa place, à Beaconsfield. Les pouvoirs de César Legault ne s’étendent pas jusqu’à l’enclave gauloise anglophone de l’ouest de l’île de Montréal. Tout est affiché dans les deux langues, mais l’anglais et le français coexistent sur un même pied d’égalité que dans une chanson de FouKi.
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À l’entrée, Gerry Boulet s’époumone à chanter Le blues me guette dans un haut-parleur. Deux personnages d’Alice au pays des merveilles préparent une activité photo intitulée « Tea Time ». Le Québec et la reine d’Angleterre sont invités au même party, aujourd’hui.
Deux jeunes femmes présentent une série d’animaux exotiques à un auditoire principalement composé d’enfants entre 6 et 8 ans. L’une d’entre elles m’explique que le hérisson qu’elle tient dans ses mains est inoffensif dans un contexte domestique, mais qu’il possède la capacité de tuer des animaux venimeux et de s’enduire les pics de leur poison afin de se défendre contre des prédateurs. Elle est cute la petite Stella, mais il ne faut pas niaiser avec.
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Aujourd’hui, le centre récréatif accueille toutes sortes de kiosques : de la peinture, du crochet et une forme d’artisanat mystérieux que je qualifierais de « gogosses du salon des métiers d’arts ». J’en achèterais bien un pour mon chien, mais il passerait à travers en six minutes et demie.
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C’est à travers ce joyeux dédale bordélique que j’y rencontre Mary Lou et Pauline, deux représentantes du Beaconsfield Women’s Club, un club social pour femmes à la retraite qui se rassemblent chaque semaine pour jouer au bridge et au canasta, puis une fois par mois pour aller bruncher. Lorsque je leur demande si elles sont les fondatrices du groupe, Pauline me répond: « Ben non, les fondatrices sont TOUTES MORTES » avant d’éclater de rire et de m’expliquer que le Beaconsfield Women’s Club est une institution qui remonte à près d’un demi-siècle.
Je les aime, ces deux-là.
« S’il en existe un, je n’en ai jamais entendu parler et j’en ai rencontré, des gens étranges dans ma vie. »
Elles m’expliquent aussi ne pas être de Beaconsfield, mais que le regroupement de femmes accueille toutes les candidates qui souhaitent en faire partie. Pauline est de Pointe-Claire et Mary Lou, de Lachine. Ma quête d’un anglo souverainiste fait sourire cette dernière : « Chéri, je pense pas que ça se peut », me prévient-elle en secouant la tête comme si je venais de dire une bêtise.
« S’il en existe un, je n’en ai jamais entendu parler et j’en ai rencontré, des gens étranges dans ma vie. »
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Les Gaulois de quelqu’un d’autre
Un peu plus loin, je rencontre Gregory Kelley, le député de Jacques-Cartier(celui qui a éclaté tout le monde aux élections de 2022 avec 62,5 % des votes), venu serrer des mains et célébrer avec son bébé de huit mois. « C’est ma cinquième Saint-Jean en tant que député », me raconte-t-il en préparant un biberon. Kelley est un gars du coin. Des Saint-Jean-Baptistes dans l’ouest de l’île, il en a vu plus que cinq. « La région a changé avec le temps. Elle s’est ouverte sur l’extérieur. Ça s’est beaucoup francisé depuis, aussi. Avant, c’était beaucoup plus anglophone encore. Maintenant, c’est un mélange. »
Le député m’explique que la fête du Canada est peut-être plus populaire de leur côté de l’autoroute 15, mais que les deux journées sont célébrées avec enthousiasme dans son comté. « À la fin de la journée, c’est une occasion de passer du temps de qualité ensemble. C’est certain que lorsqu’il fait beau, c’est encore mieux. T’aurais dû voir l’année dernière.C’était après la COVID, on était tous dehors. C’était génial. Ça faisait du bien. »
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Lui non plus n’a pas de réponse à ma quête d’un anglo souverainiste. « J’ai déjà vu du monde parler de séparer Montréal du Québec en ligne, mais jamais dans la vraie vie », me confie Nicolas, l’attaché de presse de Kelley. C’est un point de vue que je n’avais pas anticipé. On se perçoit tellement comme des Gaulois francophones à l’intérieur du Canada anglo qu’on oublie que des gens de l’ouest de l’île vivent un peu la même situation. On est tous le Gaulois de quelqu’un d’autre avec quelque part des Romains qui menacent notre identité.
Quand j’explique l’ouest aux gens qui ne sont pas de Montréal, je dis souvent que c’est une république. Les anglos sont là et beaucoup demeurent même là-bas la majorité du temps. On ne les voit pas tant que ça. Selon ce que m’affirme Gregory Kelley, c’est nous qui les francisons, pas le contraire. La vraie menace au français viendrait de la technologie et de l’influence de la culture américaine. Elle ne vient pas de Beaconsfield ou de Dollard-Des-Ormeaux.
« On est très en colère contre la CAQ, ici. Leurs politiques divisent et coûtent beaucoup d’opportunités d’affaires à la région. »
Les festivités débutent petit à petit. Le maire de Beaconsfield, Georges Bourelle, fait une allocution dans un franglais tellement slick qu’il pourrait en devenir « TikTok famous » auprès de la génération Z. Pendant celle de Gregory Kelley, il échange ce qui semble être une série de plaisanterie avec une femme de l’audience. Lorsque je ris poliment, elle se tourne vers moi : « Il a refusé ma demande de subvention l’an dernier. C’est une inside joke entre lui et moi, » m’explique-t-elle avec tout le sérieux du monde. Faye est une infirmière à la retraite, anglophone de l’Estrie, qui est venue aujourd’hui pour apprendre l’art du crochet à des enfants.
Elle m’affirme ne ressentir aucune hostilité envers le député, mais ne semble éprouver aucun problème à parler pendant son discours. Je demande à Faye si elle connaît des anglos séparatistes : « À mon avis, t’as plus de chance de trouver des gens qui veulent séparer Montréal du Québec que des gens qui ont envie de séparer le Québec du Canada, ici », me confie-t-elle.
Surpris, je lui demande de préciser sa pensée. « On est très en colère contre la CAQ, ici. Leurs politiques divisent et coûtent beaucoup d’opportunités d’affaires à la région. Les langues, ça s’apprend au quotidien, en se côtoyant. Si on enlève des opportunités à des personnes anglophones et qu’on les laisse à elles-mêmes, personne ne va s’enrichir et personne ne va apprendre à connaître l’autre. »
J’ai alors une petite pensée pour Necolas, mon chauffeur Uber, qui m’a timidement demandé la permission de parler anglais au lieu de me sortir un canonique sorry, I don’t speak French. C’est vrai qu’il n’y a pas meilleure façon d’apprendre une langue que de côtoyer des gens qui la parlent.
J’ai grandi dans le comté de Duplessis, un ancien château fort péquiste tout récemment tombé aux mains de la CAQ. Un endroit où « un Anglais », c’est une idée. Un personnage de bande dessinée abstrait, mais menaçant.
Cette célébration de la Saint-Jean-Baptiste à Beaconsfield me rappelle celles que j’ai vécues à Port-Cartier : ouverte, humble, souriante, communautaire. C’est très différent des partys qui se passent de l’autre côté de l’île. Ils nous ressemblent plus qu’on ne le pense, les Anglais. Plus qu’on le souhaite, aussi. En plus, ils haïssent la CAQ.
Les deux solitudes, elles sont dans nos têtes, je pense, mais elles sont surtout bien ancrées dans le passé.

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