« Je vis sans excuses et j’aime ça, vivre sans excuses. »
Vêtu d’un duster de cuir noir et de bottes de cowboy, Dan Bigras fait son entrée dans les bureaux d’URBANIA à l’ombre d’un ciel maussade de novembre. Un portrait qui jure un brin avec le look t-shirt noir et jeans noir minimaliste qui l’ont longtemps caractérisé, mais juste un brin.
Avant même la camisole, Tue-moi, Les trois petits cochons, Le ring intérieur, le show du Refuge et toutes les autres raisons pour lesquelles on le connaît, Dan Bigras a d’abord été un chanteur de blues. On l’a peut-être oublié, mais pas lui.
Après trente-deux ans à la barre du show du Refuge, devenu grâce à lui une véritable institution culturelle au Québec, le chanteur cède sa place à Louis-Jean Cormier. « Je suis en deuil, mais je suis soulagé, aussi. Mon père est mort du cœur à 57, mon grand-père à 50. J’aurai bientôt 67 ans et je suis encore là, mais je suis épuisé. J’ai eu le cancer. »
« Il faut parfois savoir prendre des décisions drastiques. »
Ce n’est toutefois pas la retraite qui l’attend, mais bien un voyage musical dans son passé. La vie après le show du Refuge s’annonce aussi sincère et intense que le chemin déjà parcouru.
Donner la voix
Un spectacle bénéfice, c’est beaucoup d’ouvrage. Pour Dan Bigras, il s’agissait d’une job à longueur d’année. Il s’impliquait tant au niveau de la préproduction, du montage et même du mixage sonore. « Avant même qu’on remette une première version à Radio-Canada, j’avais des idées pour l’année suivante. Je commençais déjà à appeler des artistes », raconte le principal intéressé.
Au fil des années, ce geyser créatif qui l’habite a donné lieu à des rencontres aussi mémorables qu’inattendues. Parmi celles-ci, l’ancien porte-parole du Refuge des Jeunes se remémore avec émotion la participation de son frère Jean-François en 2019, son duo avec sa nièce Rosalie en 1999 et l’improbable collaboration entre Michel Louvain et Éric Lapointe lors de l’édition de 2001. « Je m’attendais pas à être ému à la répétition. J’avais les yeux rouges, j’étais plus capable de parler », relate-t-il avec nostalgie.
« À l’époque, il y avait un clivage entre les styles musicaux et ça engendrait du mépris, surtout des rockeurs envers les artistes un peu plus propres et commerciaux. On s’entend que Michel Louvain a été notre premier sex-symbol, un de nos plus grands vendeurs de disques et en plus, c’était le gars le plus gentil de la planète. Il s’est bâti de même. Ça se respecte, ça », affirme Bigras avec la franchise qu’on lui connaît.
Pour les curieux qui voudraient connaître l’opinion du chanteur sur sa célèbre interprétation de Bring Me To Life d’Evanescence en duo avec le soprano Étienne Cousineau, sachez qu’il n’a pas lu vos moqueries sur les réseaux sociaux. « Moi, j’ai passé un bon moment à faire ce numéro-là. Toi, si t’as pas aimé ça, c’est ton problème! » lance-t-il, sourire en coin.
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Tenez-vous-le pour dit, l’inopportune viralité de l’enregistrement est un non-événement dans l’existence du principal intéressé. Il me le rappellera d’ailleurs quelques fois pendant notre entretien. Il aime bien taquiner, Dan.
Source de revenus cruciale pour le Refuge, le spectacle a, au fil des années, transformé le quotidien des jeunes pensionnaires.
« Voir des gens d’affaires venir faire la vaisselle, servir les repas et passer des soirées entières avec les jeunes, ça m’a beaucoup touché. Tu la vois, la détresse. Tu le vois, le désespoir et tu peux faire partie de la solution. Ça a changé ma vie de faire ça. Moi, je dois être utile. Pas juste tripant. »
Il n’est peut-être désormais plus aux commandes du spectacle, mais il porte encore le Refuge en lui. Lorsqu’il en parle, le chanteur s’exprime avec conviction et amour, tel un parent fier.
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Le show à la brasserie du roi
Dan Bigras n’a jamais fait de cachettes à propos de son passé meurtri. Élevé dans un milieu violent, il passera plusieurs années à vivre dans la rue à Québec. « Au début, j’étais supposé me rendre à New York », précise-t-il entre deux gorgées de café noir légèrement dilué. « J’voulais pas revenir en ville demander la charité à papa si ça se passait mal. Ça m’aurait achevé. C’est pour ça que j’ai changé de destination. »
Si le jeune homme en situation d’itinérance est aujourd’hui devenu un phare pour les cœurs balafrés, c’est en partie grâce à Gerry Boulet.
Cette histoire que peu de gens connaissent, il la raconte dans son nouveau spectacle Cette voix : Dan et Gerry, notre histoire.
« Gerry travaillait sur son premier disque et cherchait un pianiste pour un solo sur une pièce en particulier et son gérant l’avait emmené me voir jouer à la Brasserie du Roi, à Longueuil. Ce soir-là, ça a pas pris de temps qu’il est monté sur la scène et qu’on s’est mis à jouer ensemble, parfois à quatre mains sur le piano. On a joué jusqu’à cinq heures du matin », se remémore-t-il en pointant la chair de poule sur ses bras.
Les deux hommes se sont quittés au petit matin, éméchés, promettant de se revoir pour travailler ensemble. Selon le chanteur, des promesses souvent lancées dans l’univers par des musiciens ivres, mais Gerry Boulet, lui, a tenu parole. Avant même qu’il ne comprenne ce qui venait de se passer, Dan Bigras se retrouvait en studio avec des artistes comme Michel Rivard, Nanette Workman et Breen Leboeuf pour travailler sur ses propres compositions. Ce lien entre la rue et la scène, Gerry Boulet en aura été la pierre angulaire et c’est ce que l’interprète de Tue-moi souhaite honorer avec son nouveau spectacle.
« Il y a une partie consciente et inconsciente à toute démarche artistique. Consciemment, je fais un spectacle hommage à mon ami à qui je pense encore beaucoup. Inconsciemment, je crois que j’essaie de recréer le spectacle à la Brasserie du Roi », raconte le chanteur.
Ce n’est d’ailleurs pas son premier au revoir à son ami.
« Quand j’ai réalisé son album posthume Jézabel en 1994, on m’a demandé si ça bouclait la boucle. La crisse de boucle, je pense qu’elle est pas bouclable! »
Pour apprécier la musique et surtout les textes de Dan Bigras, il faut avoir vécu un peu. Il faut avoir perdu quelques morceaux de soi au long du chemin et avoir accepté sa part d’ombre. C’est quelque chose que le vétéran de la musique comprend bien. Ce qui lui manque peut-être sur le plan commercial est compensé par une sincérité et une intensité dont peu de rockeurs peuvent se targuer.
« La pire chose qu’un bon album qui pogne pas, c’est un mauvais album qui pogne. Parce que tu vas être pogné à chanter une cochonnerie que t’aimes pas toute ta vie », lance-t-il avec philosophie.
« Si tu veux me faire chier, rentre dans mon studio et dis-moi : “Joue ça, ça va pogner.” Tu vas ressortir assez vite, je t’en passe un papier. »
L’image galvaudée de tough au cœur tendre qu’on se fait de Dan Bigras (et de tous les rockeurs du Québec) ne dit pas toute la vérité sur le personnage.
C’est aussi un chanteur de blues qui retourne chanter du blues après avoir fait œuvre utile auprès d’une jeunesse en détresse. Maintenant, il retourne boucler la boucle. Même si la crisse de boucle n’est sûrement pas bouclable.
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