La petite Reine des neiges traîne un sac faisant la moitié de sa taille. Elle regarde sa sœur avec inquiétude, avant de sonner chez un voisin qui a décoré sa porte avec des chauves-souris en plastique et du faux sang. « Vpered! (vas-y) », l’encourage sa grande sœur.
Un son retentit dans l’entrée. Quelques secondes plus tard, une sympathique dame d’un âge vénérable avec un masque de chat sort et donne une poignée de bonbons à Olexandra en la complimentant sur son déguisement. « Mici! », marmonne, timide, la fillette costumée.
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La brunante commence à jeter son voile sur le quartier Rosemont. Une température de rêve pour ce 31 octobre. Les monstres, superhéros et autres créatures sortent des maisons des rues tranquilles autour du parc Beaubien.
Olexandra est excitée comme une puce : c’est la première Halloween à vie de l’Ukrainienne de cinq ans. Sa sœur Paulina,14 ans, l’accompagne dans son périple. C’est elle aussi qui répondra à mes questions, étant la seule de la famille de cinq fraîchement arrivée au pays à baragouiner un anglais adéquat.
Pendant qu’on attend qu’Olexandra finisse de se costumer, la mère de Paulina me propose un thé et un morceau de gâteau à l’orange fait maison. Paulina joue les traductrices.
Je tente d’amorcer une conversation avec la fille et sa mère, lorsque le frère et le père débarquent dans la cuisine en trombe. « Bonjour. I need go to work, bye bye! » lance l’aîné en quittant la pièce aussitôt. Le père me gratifie d’un sourire contagieux. C’est à son tour de partir. Ça tombe bien, la petite Reine des neiges trépigne sur place pour vivre son baptême d’Halloween. C’est le temps d’y aller.
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De Mykolaiv à Saint-Alphonse-Rodriguez
17 h. Visiblement nerveuse malgré son air d’ado un peu blasée, Paulina me demande quelles sont les « règles à suivre » lorsqu’on passe l ’Halloween, une fête qui n’est pas vraiment célébrée dans son pays natal. Pas comme ici en tout cas.
« J’ai personnellement toujours aimé le concept de cette fête, mais là-bas, se costumer et demander des bonbons serait considéré comme bizarre », me confie-t-elle avec son maquillage de squelette.
Avant d’amorcer notre tournée, je lui explique donc les rudiments de la tradition : cogner ou sonner chez les gens qui ont des décorations et dire merci.
La famille vivait à Mykolaiv, une ville portuaire et industrielle du sud de l’Ukraine près d’Odessa. « On passait beaucoup de temps à notre maison de campagne dans les derniers temps parce qu’on sentait que les tensions montaient avec la Russie », explique Paulina tout en surveillant sa sœur du coin de l’œil.
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Le clan a quitté le nid en mars dernier en mettant le cap vers l’ouest pour échapper aux affrontements qui se rapprochaient. Heureusement, des ami.e.s vivant dans une région éloignée des combats leur ont prêté leur maison.
« On a fait beaucoup de route et lorsqu’on est arrivé à destination, on se pensait en sécurité. Mais en débarquant de l’auto, des avions militaires sont passés juste au-dessus de nos têtes et ont commencé à bombarder les environs. On a couru jusqu’à l’intérieur pour se réfugier. C’était une nuit vraiment intense », raconte la jeune ado avec un étonnant détachement.
Après trois jours de bombardements, la famille a laissé l’Ukraine derrière elle et a décidé de tenter sa chance en Pologne, un pays limitrophe qui accueille bon nombre d’immigrant.e.s de guerre. Ce n’est que quelques mois plus tard que les cinq ont mis le pied au Québec. « La marraine de mon frère vit à Vancouver et elle nous a beaucoup aidés avec la transition en nous payant une partie des billets d’avion et en nous mettant en contact avec des organismes ici », mentionne Paulina.
Après un bref passage à Saint-Alphonse-Rodriguez, où un bon samaritain leur prêtait sa maison pour un temps, la famille de Paulina s’est trouvée un logement dans Rosemont.
Olexandra revient vers nous avec son butin. Elle parle en ukrainien à sa soeur avec un air inquiet. « Elle a peur d’aller sonner toute seule aux prochaines maisons à cause des décorations », m’explique l’enfant du milieu. On accompagne donc notre Reine jusqu’aux balcons des adresses visitées.
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Le scénario se répète chaque fois : on sonne, les gens complimentent le déguisement de la petite, qui répète « Mici! » en souriant de toutes ses dents. J’explique brièvement aux gens que c’est leur premier Halloween, qu’elles viennent d’Ukraine et qu’elles ont du mal à comprendre le français. Les gens semblent touchés.
Un chapitre terminé, un autre entamé
L’arrivée au Québec s’est faite en douceur, m’assure Paulina. « On va à l’école tous les trois et on s’intègre bien. Mon père s’est trouvé un emploi rapidement. Honnêtement, on a eu beaucoup de soutien depuis notre arrivée. Ça a facilité le tout. »
L’adolescente me confie toutefois que la coupure fut plus brutale pour sa mère. « La maison qu’on avait en campagne, c’était SA maison. Elle s’en occupait beaucoup, prenait soin du terrain et adorait y être. Laisser ça derrière a été très dur pour elle. Elle commence tout juste à se sentir mieux ici. »
Lorsque je lui demande si elle s’ennuie de son pays, Paulina réfléchit un moment. J’en profite pour aller sonner à la porte d’une maison avec Olexandra. « Ah wow! T’es don’ ben une belle princesse, toi! » s’exclame une dame accompagnée de son mari. Un « mici » gêné sort une fois de plus de la bouche de la petite.
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« Je ne m’ennuie pas vraiment. Quasiment tout ce que je connais est parti. Plus rien ne me retient là-bas », tranche finalement Paulina. « Mes grands-parents sont encore là-bas et ça nous inquiète beaucoup. Ma grand-mère nous appelle souvent et elle est en larmes à l’autre bout du combiné. C’est vraiment stressant pour nous », ajoute-t-elle ensuite.
Après plus de huit mois et huit jours de combats en Ukraine qui ne semblent que s’envenimer davantage, difficile pour l’ado d’être optimiste pour le futur. « On aide comme on peut et on se tient informés. Pour ma part, j’essaie d’être dans le moment présent et de vivre ma vie ici, tout simplement. »
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La soirée avance et la noirceur s’installe. Les quêteux et quêteuses de bonbons pullulent maintenant dans les rues animées. Le sac d’Olexandra est bien garni, c’est le temps de rentrer à la maison pour permettre à la Reine des neiges de profiter de sa récolte et à Paulina d’aller « hang out » avec ses ami.e.s costumé.e.s.
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Avant que je parte, la mère de famille me fait signe d’attendre. Elle revient avec le restant du gâteau à l’orange qu’elle m’a servi plus tôt. Ses yeux expriment une bienveillance transcendant la barrière de langue qui nous sépare.
Des rires d’enfants tonitruants fusent de toutes parts sur le chemin du retour, à des années lumières de la cacophonie de la guerre.