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Je vais le tuer. Le frapper à coup de béquille. Lui planter une seringue souillée dans l’œil, et enfoncer l’aiguille jusqu’au lobe frontal.
Ensuite, je vais trouver sa vieille mère, me cracher dans la paume et lui retentir une bonne gifle pour avoir élevé une telle pourriture d’être humain. Faut toujours garder une distance émotive, me disait le patron. Rester froid et objectif. Mais pas cette fois. Pas pour lui. Dans le cul. Je vais lui monter la facture la plus salée de sa vie.
Moi aussi je croyais que ce serait tout. Un truc de jeunesse, à vivre une seule fois. Comme voter pour le Bloc Pot. Mais la vérité est que, honte à moi, j’ai aimé l’expérience. Le défi, l’adrénaline. Et le magot que j’y ai récolté en empochant deux salaires. J’ai pu acheter mon sofa bleu. Celui sur lequel je roupille parfois, lorsque l’amoureuse tient à me raconter sa journée. Le patron en était ravi. Il souhaitait me voir renouveler le plus tôt possible. Et comme tous les sofas bleus du monde se sentent seuls sans téléviseur à écran plat, je n’ai pu que replonger.
En région ? Oui, à quelques heures de Québec. Un bel endroit, d’où tu pourras admirer le Fleuve qu’il me dit. Et j’habiterai où ? T’inquiète pas, tout est arrangé. On t’a loué une maison, un truc meublé, avec piscine. La grande classe. Et le boulot lui-même, c’est quoi ? Préposé aux bénéficiaires. J’en suis perplexe, avec le pli de front pour appuyer. Préposé du genre à couper les ongles d’orteil d’un vieux après lui avoir donné son bain ? Le patron hoche. Une noble profession qu’il ajoute.
Ça exige un cours classique en accéléré. Un condensé de compétences que je prends deux semaines à parfaire. Me dis-je qu’à ce rythme, on ferait de moi un avocat de la défense valable en moins d’un an. Me voilà donc professionnellement adéquat. S’agit maintenant de préciser la mission, la cible. Que le patron me montre le bobo.
Il n’y a rien de très concret qu’il précise. Comment rien ? Je fais quoi alors ? Je vais te le dire. Tu vas entrer en douce, faire ton boulot, puis devenir la putain de vedette de cet hôpital. Tu vas devenir le roi de la montagne, le chef de la meute. Le président de la classe, tu piges ? Oui, mais je le fais comment ? À toi de me le dire qu’il répond. Prends les moyens qu’il faut. Séduit-les, charme-les. Vas-y comme tu veux. Ensuite, tu ouvres tes yeux et tes oreilles. Et tu renifles un bon coup. Et de là, tu me fais un rapport quotidien. Y’a des trucs pas nets à cet endroit, et je veux que tu puisses m’en extraire toute la morve. Ça me paraissait aussi clair qu’un jus de pruneaux.
La maison, en effet, met un baume sur mes incertitudes. Un lieu magique, à trois chambres à coucher, trois salles de bains et deux cheminées. Une centenaire aux abords du St-Laurent qui contraste drôlement avec mon demi-sous-sol de la rue Berri. Pas mal du tout. Je me surprends à vouloir inviter mes potes. Et des gonzesses. Après tout, on n’emprunte pas une Ferrari pour la laisser dans le garage. Mais rapidement, je reviens à mes oignons. Un hôpital. Je commence demain. Le quart de travail du soir. Je vais rater Piment fort.
C’est à la quatrième semaine que j’ai fait un peu de bruit. Les gens étaient sympas, pour l’ensemble, mais j’étais loin de mes objectifs de vedettariat. Jusqu’à ce que, sans le vouloir, j’étire ma pause-repas pour me rendre à la toilette. Le superviseur en a pris note, et le soir même, devant les autres préposés rassemblés avant le départ, m’en a fait le blâme. Devant public. MON public. Ça m’a comme qui dirait noué le sentiment d’humiliation, ce à quoi je devais répondre, question de ne pas perdre la face. C’est « va chier » qui est sorti. Pas violemment, non, mais un va chier tout de même. Fallait entendre le silence. Les gueules ouvertes, sans mot. Qu’est-ce que t’as dit ? J’ai dit va chier, si t’as un problème avec mes pauses ou avec mon travail en général, aie la décence de me le dire en privé, plutôt que de me rabaisser devant tout le monde. Le superviseur en a rapetissé d’un mètre, et a disparu dans le couloir pendant que les employés commençaient à se diriger vers l’extérieur.
Célébrité instantanée vous-dites ? J’en suis devenu une légende. Après coup, pas un soir ne passait sans une invitation pour un verre ou pour un repas. J’avais terrassé Goliath. Les plus vieux s’en souviennent encore. Et j’acceptais avec le sourire. Le petit bar de la rue principale en est devenu mon repère, mon oasis. Et c’est là où la puce m’a sauté à l’oreille.
Un des préposés s’appelle Steve, un type primitif et bruyant, mais avec une mollesse de caractère qui lui coule des aisselles. Un malpropre qui paye comptant par liasse, invitant les collègues à des tournées sans fin de shooters de région, laissant sa barmaid préférée ensevelie d’un pourboire trop gras. Ça me titille. Le pognon de Steve autant que la barmaid. Je connais déjà son salaire, mais puisque les gens grossiers tendent à se vanter de leurs avoirs, Steve me dit tout sur sa maison, son Pick-up, sa moto, son VTT, son Ski-doo et sa Corvette décapotable. Un viril que je vous dis. Et un viril qui vit beaucoup trop pour ses moyens. C’est donc ma première piste. Je me mets à le talonner, à le suivre dans ses beuveries. Je m’allume de la liqueur d’aneth dans la bouche, pour l’amuser, et lui fais de la grivoiserie en forme de blague, ce qu’il adore. Le dilemme, quant à Steve, est cependant de choisir entre devenir son subalterne, ou assumer mon rôle d’étalon et prendre la tête. La psychologie est importante ici, car il serait facile de me le mettre à dos, d’en faire un rival si je me mets à piler sur ses gros pieds d’argile. Je n’ai pas eu à choisir, au final. La barmaid l’a fait pour nous. Ouais, encore une fille. Encore une alliée sans le savoir, un accès au vestiaire des hommes par celui des femmes. Freud vous l’expliquerait sans doute mieux que moi. Elle s’est amourachée. De moi et de mes pitreries. De mon exotisme de jeune homme de la ville, aussi. Ça crève les yeux de tout le monde, y compris ceux de Steve, qui n’a d’autre choix que de s’incliner devant plus chromé que lui. Le roi est mort, vive le roi. Et le superviseur qui nous installe sur la même aile puisqu’il nous déteste tous les deux, et qu’il souhaite nous avoir le plus loin possible de son bureau. Exactement là où je veux être.
Le boulot de préposé en est un qui vous gonfle d’humilité. Jour après jour, vous aidez des gens jadis solide, jadis pimpant dans l’accomplissement de leur besoin primaire. Vous les aidez à faire des trucs que l’on tend à considérer comme acquis. Et la tristesse devient votre compagnon de route. Je suis un espion, mais surtout un homme. Un homme tout comme lui, Monsieur Langevin, robuste en son temps, ex-bucheron et père de treize enfants, réduit à se faire laver les fesses par un inconnu, sans trop d’amour ou de délicatesse. On discute parfois, lui et moi. De sa vie, de la mienne. Ça me touche. J’aurais aimé le prendre dans mes bras, le réconforter. Je ne l’ai jamais fait. Je l’ai vengé, par contre.
Steve veut me plaire, m’impressionner. Il y va à grande léchée depuis sa destitution par la barmaid. Il me montre sa cachette. Une petite trappe d’air derrière le lavabo de la conciergerie. Deux vis à tête plate et bingo. Le trésor. Une chaine en or, et une bonne pile de billets. Ça, c’est la cagnotte de cette semaine qu’il me dit. Il compte l’argent devant moi. 575 $. La chaine, j’en obtiendrai un autre 200 $. Il met le tout dans un petit sac en plastique, et se le fourre en poche. C’est ma tournée ce soir, qu’il dit. C’est ta tournée tous les soirs que je corrige. Il sourit. Et t’as pris ça où mec ? Viens, je vais te montrer. Y’a une nouvelle patiente dans la 312. Toi, tu t’occupes d’elle, et moi je fais le reste qu’il me dit. Dans la chambre, une vieille dame en piteux état, abimée par la vieillesse. Steve prend son dossier. Madame Chaput, c’est l’heure d’aller à la toilette. Elle acquiesce, et se lève péniblement avec mon aide, se trainant la carcasse jusqu’à l’étroite salle de bain. Je la tiens pendant qu’elle baisse son pantalon. Elle tremble comme une feuille. À moitié nue, elle gémit de douleur juste à se mettre en position. Je lui demande si ça va. Elle fait oui. Je me sors la tête de la salle de bain. Steve est là à lui faire les poches. J’en reste ahuri. Le culot de ce type. Telle une petite crapule de fond de ruelle, il lui fait les poches. Ses vêtements, son sac à main. Il tire quelques billets en me regardant. Il est si fier, ce gros porc. Je retourne à la dame qui en a terminé. Je l’aide. Je la ramène à son lit. Elle ne se doute de rien. Elle nous remercie pour notre dévouement. Steve lui fait des façons. J’ai un peu envie de vomir. De me battre, aussi. D’extérioriser cet atroce sentiment d’abus, d’injustice, de lâcheté qui me tenaille le digestif. Il vole une dame âgée, malade, probablement pauvre et seule. Un champion. Et moi, je dois le féliciter. Dieu que ça va sonner faux. Bravo Steve. Combien t’as eu ? Il me montre les 80 $. T’es rusé que je lui dis. Il est content, comme l’enfant qui montre son dessin à papa. Il m’explique que l’idéal, c’est les gens âgés en occupation simple. Parce que les gens âgés, contrairement au plus jeune, n’adhèrent pas au concept d’achat par carte, et conséquemment, tiennent encore beaucoup de liquide. Sans compter qu’ils sont un peu dans la brume, pour la plupart, ce qui facilite les choses. Brillant. Une belle théorie.
Le médecin de garde est avec moi. Il est chouette. On échange des paroles. Il me parle des patients de l’étage, de cet homme à qui il n’en reste plus pour longtemps. Une histoire affligeante où aucun de ses enfants n’est venu le voir mourir. Un naufragé de la famille. Triste, en effet. Et c’est lequel ? La 329 qu’il dit. Merde, Monsieur Langevin ? Oui. Ça me fout un frisson, un truc froid qui me longe le vertical. Une question de jour ajoute le toubib. Je ne sais que dire.
Écoutes vieux, y’a un type qui va crever dans la 329. Je n’ai jamais osé me le faire parce qu’il est trop alerte. Encore trop lucide. Il me regarde bizarrement. Mais toi, il t’aime bien, alors on devrait y aller. Non. Juste non. Le patron dira ce qu’il veut, mais à ce moment précis, l’espion disparait. J’ai dit non. Mais pourquoi, il est plein de frics ce vieux tas d’os ! Steve, il va mourir. Et alors ! Alors je ne volerai pas un mourant. T’es chiant mec ! Steve se révolte. Il est furieux et quitte le local. M’en fiche. Je veux m’en aller.
Le lendemain, je fais intrusion dans la chambre de M. Langevin. Je lui demande s’il a besoin de quelques choses. Oui ma bague. Juste là sur la commode. Un cadeau de mon grand-père que j’adorais qu’il murmure d’une voix faible. Tu sais, je vais mourir. Mon tour de piste est terminé. Un homme extraordinaire, mon grand-père. Je pars le rejoindre, et je veux porter cette bague pour le grand saut. Je comprends M. Langevin, je comprends. Je lui tends la bague, mais il ne la met pas à son doigt. Il la garde dans sa paume, serrée. Elle me fait mal parce que mes doigts sont enflés qu’il m’explique. Je la mettrai au dernier moment. Je lui sers un verre d’eau, et quitte la pièce. J’ai une poussière dans l’œil.
Hey vieux ! Faut que tu viennes voir ! Steve sautille comme une truite. Il m’ouvre la cachette. Tu sais le vieux de la 329 ? Celui que tu ne voulais pas voler parce qu’il mourrait ? Et bien tu vas regretter. Regarde-moi ça. Le vieux avait 400 $ dans sa poche ! 400 $ d’un coup ! Et regarde ! Steve me sort la bague de M. Langevin. Je vais exploser.
Pour le reste, laissez tomber. L’espion, le vol, les rapports détaillés, les pièces à conviction, la perte d’emploi, l’arrestation. Laissez tomber. Ne vous attardez pas non plus sur l’enflure des jointures de ma main droite. Ni sur les questions auxquelles j’ai dû répondre à propos des bosses sur le visage de Steve. Pas plus que sur la chaudière de réprimandes du patron, et de mon renvoi potentiel de l’agence. Oubliez tout ça. Il y a des trucs plus importants, plus essentiels. Comme monsieur Serge Langevin qui est mort le soir du 18 août 1997.
Et avec sa bague au doigt.
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