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La plume du déclin

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Cher Christian Rioux, il y a longtemps que je voulais vous écrire. En fait, depuis mon adolescence alors que je rêvais d’être un de vos collègues au Devoir. Je ressentais en vous lisant à l’époque un malaise que je n’arrivais pas à exprimer. Déjà, vous mettiez «site Internet» entre guillemets. Vous commenciez à écrire sur la grande France du haut de votre érudition. On sentait s’établir la distance, une distance culturelle et générationnelle. À moins qu’elle n’ait été bien en place avant même votre envolée pour d’autres cieux.

En quittant Montréal en 2010 pour m’établir comme journaliste à l’étranger, l’une de mes plus grandes craintes fut celle de me déconnecter de la réalité culturelle québécoise. Une chance qu’il y a le web. Avec une seule vraie librairie grand public à Port-au-Prince, une chance que j’ai aussi ma liseuse numérique.

Vous vous plaisez parfois à mettre en parallèle les blogues, et leur piètre qualité, avec les écrits des grands écrivains et auteurs, vous qui publiez vos chroniques dans un journal papier aux côtés de Denise Bombardier (maintenant bien à sa place au Journal de Montréal). La probe de vos patrons donnerait ainsi plus de crédibilité à votre opinion qu’à celle des humeurs du Détesteur ou de ma collègue Judith Lussier. À l’image du manifeste sur le journalisme du magazine XXI, dont j’admire tout de même la démarche et plusieurs idées, vous opposez encore Anciens et Modernes comme si l’un ne pouvait coexister avec l’autre.

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Mais c’est en tombant sur votre chronique d’humeur sur Lisa LeBlanc la semaine dernière, assis sur la terrasse d’une amie sous le soleil des tropiques, que j’ai enfin compris. Je ne suis pas, moi non plus, un très grand amateur de Lisa LeBlanc. Je viens de voir pour la première fois ce matin le vidéoclip d’Aujourd’hui, ma vie c’est de la marde pour le besoin de la cause. La répétition ad nauseam de ce clin d’œil sympathique l’a rendu insupportable pour nombre de gens. Votre critique malhabile m’a forcé à la réécouter une ultime fois.

Si vos propos sont toujours écrits avec le recul de la plume expérimentée, leur sens rappelle plutôt celui du mononcle qui aime « chialer » contre la jeunesse dépravée ou la fausse nostalgie du temps où l’on parlait français sans joual. Vous attribuez par exemple le manque de poésie de LeBlanc à une « énorme fatigue culturelle » québécoise. Déjà, LeBlanc est fièrement néo-brunswickoise. Une petite recherche sur un « site Internet » aurait pu vous aiguiller.

Ensuite, votre reproche vient à un moment où la plupart de vos collègues spécialisés en musique au Devoir (j’en étais) et ailleurs ont écrit maintes fois sur la nouvelle force culturelle de la chanson québécoise depuis plus d’une dizaine d’années, à l’opposé de la morosité ambiante des années quatre-vingt et, jusqu’à certains égards, des années quatre-vingt-dix. La rage d’une peine d’amour exprimée par LeBlanc avec aplomb et simplicité en est d’ailleurs l’un des bons exemples. Plus populaire à Gaspé que dans le Mile-End, Avec pas d’casque est peut-être un exemple encore plus probant, ou encore le rap bas-canadien d’Alaclair Ensemble. La liste est longue, mais vous qui aimez la poésie, je vous suggère particulièrement cet hommage en rap au poète Jean Narrache.

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Vous en appelez des mots de Mathieu Bock-Côté, le plus vieux des jeunes, afin de prouver votre point. Celui-ci se plaint de « notre peuple [qui] se vide lentement de l’intérieur », cri du cœur misérabiliste destiné à faire appel au nationalisme primaire comme les apôtres paternalistes de la morale depuis la grande noirceur.

Cher Christian Rioux, excusez-moi si je ne prends pas toujours un plaisir fou à lire vos chroniques. C’est plus fort que moi. Mais, j’ai enfin compris que cela n’était finalement pas votre faute. Que votre plume réjouisse tant de monde demeurera néanmoins toujours pour moi un profond mystère. Promis, je me rattraperai avec vos prochains textes. Et il n’en manquera pas. Cette lettre m’aura peut-être permis de mieux cerner d’où venait le malaise. C’est déjà cela de pris. Bonne année et au plaisir de vous lire.

La noirceur d’ici qui gêne le soleil lui-même
me pénètre, invisible comme l’idiotie teigneuse
chaque jour dans ma vie reproduit le précédent
et je succombe sans jamais mourir tout à fait
celui qui n’a rien comme moi, comme plusieurs
marche depuis sa naissance, marche à l’errance
avec tout ce qui déraille et tout ce qui déboussole
dans son vague cerveau que l’agression embrume

– Gaston Miron, extrait de Les années de déréliction

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