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La place des critiques musicales est-elle au bûcher?
Ce texte est tiré d’une chronique de Malia Kounkou faite dans le cadre de L’effet Pogonat, sur ICI Musique. Pour écouter la chronique au complet : c’est juste ici.
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Il semblerait que ces derniers temps, une espèce est encore plus cyberdétestée que le dernier titre de Katy Perry : les critiques musicales.
Qu’ils soient des journalistes spécialisés en musique, ou de simples mélomanes avec de la culture à revendre, leur passion pour la musique est ce qui leur permet d’analyser chaque nouvel album de façon à la fois poussée et un brin intransigeante.
Et il semblerait que ce ne soit pas un exercice aimé de tous, surtout sur les réseaux sociaux.
Y compris des artistes eux-mêmes, comme cela a pu transparaître en mai, lorsque Pitchfork — soit le média musical dont les critiques musicales sont les plus craintes — a attribué un 6,8/10 au dernier album de la chanteuse américaine Billie Eilish, Hit Me Hard And Soft.
Une note que Finneas, son frère et collaborateur musical, estime bien trop basse pour la qualité du travail de sa sœur.
« [Comme] il n’y a rien de cool à écrire une critique positive d’un album que tout le monde aime – il fallait que Pitchfork ait [son propre] angle », écrit-il dans une discussion avec un fan, sur TikTok. « [Pitchfork] a donné une note de 5,5 à l’album Born to Die de Lana Del Rey – c’est une bande de gens haineux. »
Cette réaction n’a toutefois rien de nouveau, surtout lorsqu’on sait que le média a toujours fait l’unanimité sur le plan de sa légitimité musicale, et non celui de son quota de sympathie. Même ses détracteurs ont tendance à garder un fond de respect, malgré leurs désaccords.
Sauf que le vent semble tourner, balayant les contre-arguments constructifs pour les remplacer par de l’intimidation, provenant parfois des artistes eux-mêmes.
En 2019, lorsque Pitchfork aura le malheur de conclure son analyse de l’album Manic de la chanteuse Halsey par une note de 6,5, le qualifiant entre autres de « douloureux » et « d’aseptisé », l’artiste originaire du New Jersey aura pour réponse cinglante sur X : « Hâte que le sous-sol où se trouve Pitchfork s’écroule ».
Seul bémol : lesdits locaux de Pitchfork sont localisés dans le One World Trade Center, soit le bâtiment construit à la place des feues tours jumelles, à Manhattan. Je vous laisse donc réaliser l’ampleur désastreuse de cette réplique, pour laquelle Halsey s’excusera abondamment, plaidant en vain la carte d ’un humour maladroit.
En effet, quand bien même cela serait vrai, les attaques directes vécues par les critiques musicales sont désormais si récurrentes, que la ligne entre rire et violence se trouve de plus en plus brouillée.
TOUT OU RIEN
En 2022, j’écrivais déjà sur le rappeur Drake qui se permettait d’aller tacler par message privé sur Instagram le YouTubeur Anthony Fantano, un autre grand nom de la critique musicale sur Internet, après que ce dernier ait attribué une mauvaise note à son album Honestly, Nevermind.
Je parlais également des journalistes qui ont déjà la boule au ventre à l’idée d’analyser sans flatterie ni mauvaise foi les albums dont les fans intransigeants se comptent par millions — comme le groupe de K-pop BTS, par exemple.
En 2024, la solution de survie trouvée par les médias a été d’anonymiser les articles, comme l’a fait le magazine Paste avec une critique acerbe du dernier album de Taylor Swift.
« Nous nous soucions plus de la sécurité de notre personnel que d’attacher un nom à un article », s’est expliqué le média sur X, justifiant sa décision par la vague de harcèlement subie en 2019 après leur critique de l’album Lover de Taylor Swift.
Tout ceci témoigne donc d’une méconnaissance de plus en plus criante face à un métier qui, à force d’être incompris, semble voué à disparaître.
Un score ne plafonnant pas à 11,5/10 sera aussitôt pris comme une vendetta bête, méchante et personnelle par les artistes comme par leurs fans, ouvrant alors grand les vannes du harcèlement et des menaces de mort.
Peu entrevoient le tissu réflexif motivant chaque remarque, chaque note, ainsi que l’amour, la méthodologie et l’expertise musicale presque scientifique permettant à une opinion subjective de tenir sur une base argumentaire solide.
Car c’est un métier. Et ça, beaucoup de gens l’oublient.
LES FUNÉRAILLES DE KATY
Lorsqu’on entend « critique », on pense… eh bien, « critique ».
Est-ce que tous les produits culturels observés à la loupe par des experts se concluent par un constat négatif? Non. Quelques fois, une critique musicale peut même apporter du relief, du contexte, et donc, une appréciation nouvelle à un artiste ou une œuvre qu’on pensait déjà bien connaître.
Comme Candy de la chanteuse Rosalia, par exemple. Mille écoute plus tard, et j’apprends que c’est une reprise ralentie du mythique titre Archangel du groupe de garage Burial.
Quant à Ariana Grande, un article du média NME m’apprend que les références au film Eternal Sunshine of the Spotless Mind ne s’arrêtent pas au titre de son dernier album, Eternal Sunshine, mais se retrouvent aussi dans le vidéoclip de sa chanson Yes, And?.
Il arrive cependant que certaines critiques soient de véritables critiques, et qu’elles ne puissent être lues sans se sentir comme le témoin impuissant, mais fasciné, d’un mariage qu’un ex viendrait interrompre.
Celle livrée par la chroniqueuse Cat Zhang pour The Cut à propos de la toute dernière tentative musicale de Katy Perry en est un cuisant exemple.
« C’est une relique des années 2010, une pop star fanée qui tente frénétiquement de retrouver sa pertinence, pour être contrecarrée par son incapacité à distinguer le haut du bas. Saviez-vous qu’elle a sorti un album pendant la pandémie? Probablement pas », la crucifie-t-elle en trois phrases.
Ouf.
IN AUTOTUNE WE TRUST
Mais est-ce que le fait que notre artiste favori fasse l’objet d’une critique élogieuse ou assassine signifie pour autant que nos oreilles se plieront à cette opinion?
Si oui, peut-être me serais-je un peu plus forcée à écouter et apprécier le dernier album aux saveurs country de Beyoncé, Cowboy Carter, rien que sur la base des articles élogieux qui l’ont encensé.
Sauf que ça n’a pas été le cas, personne n’en est mort et Beyoncé n’a pas non plus été bannie de ma bibliothèque musicale pour autant.
Car une critique musicale est finalement une donnée parmi tant d’autres qui informe notre jugement sans le dominer, laissant le dernier mot à notre sensibilité individuelle.
Que l’exercice ait si mauvaise réputation montre donc qu’un pouvoir de persuasion excessif, voire infantilisant, lui est conféré. Soyons cependant rassurés (et réalistes) : aucune note abyssale que Pitchfork donnera aux albums de Billie Eilish ne poussera ses fans à brûler les six vinyles et vingt-huit posters qui habillent les murs de leur chambre.
Réaliser que certaines critiques sont bien souvent le reflet d’une époque, dans toute sa richesse et ses limitations culturelles, permet d’étendre plus encore le recul que demande cette démarche.
Combien de sonorités détestées dans le passé se sont brusquement retrouvées adulées une décennie plus tard?
Ici, impossible de ne pas citer l’album 808’s & Heartbreak de (Kan)Ye West qui, en 2008, a popularisé de gré, mais surtout de force, l’utilisation libérale, mélodieuse et extrêmement assumée de l’autotune, un module pourtant destiné à améliorer discrètement le pitch de voix.
Cette avancée a-t-elle plu? Écoutez, le rappeur Jay-Z a sorti une chanson intitulée Death Of Autotune en 2009; je pense que ça répond à la question.
Puis, quatorze ans plus tard, vous allumez la radio et constatez que l’autotune est devenue le pacemaker de l’industrie musicale, garantissant la survie de la pop, du rap, ou encore de l’EDM.
Comme quoi, même les critiques d’hier peuvent avoir tort.