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La pilule qui aide à vivre sa peine d’amour
En 2017, Michelle Lonergan, doctorante en psychiatrie à l’Université McGill et chercheuse à l’Institut universitaire en santé mentale Douglas, a mené une étude pour les besoins de laquelle elle a proposé à 40 participants ayant vécu des ruptures éprouvantes un traitement semblable à celui destiné aux personnes en état de TSPT. Comme celles qui ont vécu les attentats de Paris.
Audrey était du lot.
BARBARA-JUDITH : UNE HISTOIRE D’AMOUR QUI MÈNE À UN TSPT, C’EST DIFFICILE À IMAGINER…
Audrey : Encore aujourd’hui, près de trois ans après cette relation, j’ai de la difficulté à décrire ce qui s’est passé. Pour faire simple : j’ai vécu de la violence psychologique. Pendant six mois, il y a quelques années, j’ai fréquenté un gars qui trouvait toutes sortes de manières subtiles de me rabaisser. Ça pouvait passer par des commentaires blessants, mais aussi, paradoxalement, par l’absence de commentaires : s’il était fâché contre moi, il me punissait en refusant de me parler pendant plusieurs jours. Quand j’avais des questionnements légitimes sur notre couple, il haussait le ton et m’accusait d’être insécure, d’inventer des problèmes qui n’existaient pas. En somme, il faisait du gaslighting* à répétition. C’était très insidieux. Il connaissait mes faiblesses et mes vulnérabilités, et il s’en servait allègrement. Est arrivé un point où j’étais mentalement épuisée. J’ai posé un ultimatum en espérant que les choses allaient changer, mais il a décidé de partir.
* Le gaslightning, ou détournement cognitif, est un type de manipulation où l’on discrédite à répétition les propos et les émotions des autres pour faire prévaloir son propre jugement.
B.-J. : SUR LE COUP, TE SENTAIS-TU LIBÉRÉE ?
A. : J’étais déçue qu’il n’ait pas voulu faire plus d’efforts pour se battre pour notre couple. Je savais que c’était la meilleure décision parce que je n’étais plus capable de supporter cette situation, mais j’avais des regrets. À ce moment-là, je ne comprenais juste pas ce qui se passait ; cette rupture n’avait aucun sens pour moi.
B.-J. : C’EST LA RUPTURE QUI A PROVOQUÉ UN GENRE DE CHOC POST-TRAUMATIQUE ?
A. : Pas tout à fait. Au début, j’ai vécu ce que je croyais être une peine d’amour normale. J’étais triste, mais je me disais que les choses allaient se placer avec le temps, que les regrets et la déception allaient finir par s’en aller. Mais les semaines passaient et je n’arrivais pas à me relever. Quelques mois après notre rupture, nous avons eu une chicane par texto, et c’est là que j’ai allumé. J’ai réalisé qu’il avait été violent, et je ne comprenais pas comment on pouvait traiter un autre être humain de la sorte. Pire : j’avais l’impression de l’avoir laissé faire.
Mon corps a réagi très fort : toutes mes fibres se sont crispées ; j’étais incapable de dormir ; j’ai perdu l’appétit… Je suis entrée dans un état d’hypervigilance, une sorte d’état second — comme si j’étais en danger. Ça a duré une semaine, puis ça a fait place à un mélange de grande colère et de tristesse. Sa simple mention sur les réseaux sociaux me replongeait physiquement en état d’hypervigilance. Évidemment, j’ai consulté une psychologue, mais il n’y avait rien à faire : ça m’habitait en permanence.
B.-J. : MAIS COMMENT CETTE ÉTUDE EST-ELLE DÉBARQUÉE DANS TA VIE ? JE VEUX DIRE : C’EST COMPLÈTEMENT INUSITÉ, COMME THÉRAPIE.
A. : Un jour, j’ai entendu Michelle Lonergan en entrevue à la radio. Il y était question d’une « pilule pour traiter la peine d’amour » et de l’étude qu’elle menait à ce sujet. Rendue là, je n’avais rien à perdre : je lui ai écrit. Après une consultation téléphonique, j’ai été invitée à une rencontre en personne pour subir un examen médical et remplir plusieurs questionnaires. On m’a diagnostiqué un trouble anxieux généralisé, un trouble du stress post-traumatique et, du même souffle, on m’a annoncé que je pouvais participer à l’étude.
B.-J. : COMMENT AS-TU RÉAGI QUAND TU AS APPRIS LE DIAGNOSTIC ?
A. : Je me doutais que c’était ce que j’avais, car j’avais beaucoup lu là-dessus. Pour tout dire, dès le moment où j’ai reçu un diagnostic clair, j’ai vu une petite lumière au bout du tunnel, ce que je ne croyais plus possible. Et le fait d’être acceptée dans l’étude m’a fait du bien ; quelque chose s’est apaisé en moi. De me sentir validée par des professionnels de la santé, de recevoir un diagnostic clair, de savoir que l’ampleur avec laquelle je vivais ces événements était ancrée dans le réel — bref, d’avoir la confirmation que je n’étais pas folle —, ça m’a donné espoir.
B.-J. : PRENDRE UN MÉDICAMENT POUR « DEALER » AVEC UNE PEINE D’AMOUR, TROUVAIS-TU ÇA UN PEU… GROS ?
A. : J’avais surtout peur de revisiter des émotions douloureuses. Le propranolol [la pilule en question, un bétabloquant utilisé notamment dans le traitement de l’anxiété et de l’hypertension] n’était qu’une partie de l’équation. Il était administré conjointement avec une série de rencontres où on allait revenir sur les événements traumatiques.
B.-J. : ON EST LOIN DU FILM ETERNAL SUNSHINE OF THE SPOTLESS MIND !
A. : Ça n’a rien à voir ! Le traitement s’est étiré sur six semaines. Dès le départ, il faut raconter son choc sur une feuille, et on nous remet six pilules. Chaque semaine, je devais prendre le comprimé, puis me rendre à l’Institut Douglas pour rencontrer Michelle au moment où l’effet était à son apogée. Sur place, je devais relire mon récit, puis elle me posait des questions sur comment je me sentais. Tranquillement, j’ai senti l’intensité de ma colère baisser, tout comme mon sentiment de frustration. Chaque fois, relire mes notes devenait plus facile ; j’arrivais à accepter ce qui m’était arrivé. Tu sais, dans certains zoos, ces corridors en Plexiglas qui nous permettent de marcher à travers les fauves ? C’est exactement le même sentiment. Ces émotions qui font croire à ton corps que tu es en danger, tu peux les affronter en te sachant en sécurité.
B.-J. : ÇA RESTE UN MÉDICAMENT. AVAIS-TU L’IMPRESSION D’ÊTRE « GELÉE » ?
A. : Absolument pas. Mais c’est vrai que j’ai pu parfois me sentir désorientée. En me rendant à mon rendez-vous, je me suis souvent trompée de chemin ! C’était un effet temporaire probablement dû au fait qu’à cause du médicament, ma pression était plus basse qu’à l’habitude.
B.-J. : UN MOINDRE MAL POUR VOIR LA LUMIÈRE AU BOUT DU TUNNEL…
A. : Oh oui, ça valait la peine ! J’ai eu deux rencontres de suivi et une évaluation finale, où on m’a indiqué que j’étais retombée en dessous du seuil requis pour diagnostiquer un trouble de stress post-traumatique. Bien entendu, cette thérapie ne règle pas tout. Le fait que les médias parlent de ce traitement comme d’une simple pilule miracle, c’est sexy, mais ce n’est pas vrai. Je dois encore travailler sur mon anxiété, sur mon estime de moi, mais j’ai senti par la suite que je pouvais enfin vivre une peine d’amour « normale »; que j’étais capable de fonctionner à nouveau sans être envahie par ce nuage noir. Ça ne veut pas dire que j’ai oublié. Je n’ai rien oublié… Comment il m’a traité, ce qu’il m’a fait ressentir ; je me souviens de chacune des paroles blessantes. Je ne lui ai pas pardonné, mais maintenant, je peux y penser sans que ma tête et mon corps se révoltent. Ça m’a redonné ma vie.
Les résultats de l’étude de Michelle Lonergan démontrent que 70% des participants ont vu leurs symptômes diminuer de moitié lorsqu’ils étaient confrontés à leurs souvenirs traumatisants. Moins d’anxiété, de tristesse et de dépression. On est encore loin de la pilule qui guérit les peines d’amour, mais le médicament est assez prometteur pour mettre en place un programme de traitement dans une clinique montréalaise dès l’année prochaine.