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Tout ça a commencé lors d’une date avec un propriétaire de librairie dans un bar sombre de l’est de la ville. Les missives échangées étaient plutôt sympathiques, mais disons que ça s’est moins bien passé in vivo…
Il avait une pilosité irrégulière, de longues mains anguleuses gesticulantes et… j’ai vite compris pourquoi il avait omis de cocher la case “taille” dans sa fiche descriptive : il dépassait à peine le tabouret sur lequel il était juché. Il enchaînait frénétiquement les sujets de conversation, tout en déchirant nerveusement son étiquette de bière. Il en faisait de petites boulettes qu’il manipulait compulsivement.
J’ai tenté de faire abstraction de l’aspect physique, en me concentrant sur le propos. Le type, manifestement plus à l’aise avec les mots qu’avec les gens, était brillant et avait de l’esprit. En fait, on aurait pu passer un moment agréable si la thématique était restée autour des derniers livres lus. Malheureusement, le sujet a bifurqué. Mon interlocuteur s’est mis à blêmir quand je lui ai glissé tout bonnement que j’empruntais régulièrement des livres à la bibliothèque municipale. Ses yeux sont devenus encore plus exorbités, il s’est mis à faire “non” de la tête, sans voix, comme s’il avait vu un spectre…
Au départ, j’ai pensé : “Pourquoi être contre la démocratisation de la culture ? C’est quoi ce snobisme littéraire? Tu over-react, mon chum!”
Mais non, je faisais erreur! Le petit vendeur de livres n’avait pas mis sa face de Blair Witch Project pour rien, il tentait seulement de m’alerter : je courrais bel et bien un grave et réel danger!
Son ami bibliothécaire, parti en burn-out, lui avait dit :
“Elles sont là… tout près de chez nous. Elles ne se contentent plus de vivre dans les endroits mal famés. Non, lentement, elles prennent du terrain, elles approchent insidieusement. Partout, maintenant, elles nous surveillent, nous épient, attendant un petit moment de distraction de notre part pour s’introduire dans notre vie, s’immiscer dans le plus profond de notre intimité, nous voler nos rêves et notre sommeil, nous sucer notre énergie, elles vont jusqu’à boire notre sang…”
À l’entendre, les punaises squattaient tous les livres de la bibliothèque et le mal nous guettait tous!
L’anxiété s’est mise à monter, je voyais sa bouche bouger, sa langue frappant ses petites dents pointues, mais je n’entendais pratiquement plus le récit de ses expériences parasitaires… Je ne voyais que la pile de romans qui trônaient sur la table du salon, les BD dans la chambre de Tit-enfant, pire, les guides sur l’Islande sur ma table de nuit. Fuck, fuck, fuck… Je repensais aux piqures que ma progéniture m’avait montrées la veille. Il fallait que je rentre, maintenant!
J’ai plaidé la gardienne pré-pubère non-autonome face aux transports en commun. Je lui ai donné mon numéro de téléphone machinalement, me disant que j’allais gérer son potentiel enthousiasme plus tard.
De retour chez nous, je capote! Je fais agrandir des photos de punaises sur Google, histoire de bien reconnaître le profil de l’ennemi. Il peut vivre 18 mois sans présence humaine à proximité, c’est fou comme c’est tenace! Je lis des blogues sur le fléau, les gens semblent désespérés, épuisés, envahis. Je scrute les draps, les oreillers, les craques de la tête de lit.
Mon cell bipe… Déjà un message texte?! «Merci pour la soirée, on remet ça? ». Je réponds oui, sans vraiment penser, trop prise dans ma psychose entomologique…
À force de chercher, je trouve une petite bibitte noire et brune un peu crunchy… Merde! Je le savais!!! Je passe la nuit à alterner entre les interstices du plancher et les sites Web d’exterminateurs. Je m’écrase sur le divan épuisée, quittant ma quête, pour des cauchemars grouillants de créatures infectes. Je dors depuis peu quand je me fais réveiller par un texto… 6h30… « Bon matin, profite bien de l’astre du jour! », qu’il me dit… Cou’ donc, y’é ben intense lui… Je ne réponds pas.
Je décide de prendre congé et d’aller montrer ma prise chez l’exterminateur. Je place l’indésirable dans une boîte à pilule et en arpentant Christophe-Colomb, re-bip de cellulaire, une demande d’amitié Facebook… Parallèlement, un envoi d’une photo de sa fille “Ma Ninon et moi!” Ben, voyons, on s’en fout de ta Nini, ta Nounou, ta Ninou… Décidément, il est envahissant. J’ignore.
L’exterminatrice connaît son affaire, tous les spécimens de tous les indésirables de la terre sont là devant mes yeux… Elle regarde mon tit-individu et me dit que si j’ai réussi à trouver un si petit insecte dans mon appart, c’est que j’ai besoin de me changer les idées et elle me suggère d’aller au cinéma… Je lui demande quand même quelques conseils préventifs, que je m’empresserai de mettre en place de retour à la maison.
En route, je reçois un nouveau texto : « Avez-vous reçu ma demande d’amitié, très chère. Je crois avoir retrouvé votre joli minois dans le grand livre des faces ». Merde, je crois qu’avec toute cette histoire de bestioles, j’ai comme pas été claire, là. Faut que je dise à ce libraire que je ne veux rien savoir! Tantôt, tantôt…
Je lis le dépliant que la Terminator de l’insecte m’a remis. Je graisse les pattes de lit avec de la vaseline, je sacre les livres de la bibli dans le congélo. Au moment où je me prépare à me braquer la frontale sur le matelas, mon cellulaire sonne. Numéro inconnu. Tout à coup que c’est lui… Je n’ose pas répondre.
Je commence à me demander qui me fait le plus freaker, la punaise ou le libraire avec sa face de cafard! Pour les insectes, l’exterminateur peut nous venir en aide, mais là, je dois dire non à l’envahisseur, seule comme une grande.
“Salut! C’est Manue… Désolée pour le délai de réponse, disons que j’ai un dossier épineux à gérer ces temps-ci, j’ai un problème de punaise, je crois. Je te fais signe quand j’en viens à bout.”
***
Trois semaines de cela déjà… Pas de signe de punaises et le libraire n’a jamais redonné signe de vie.
En cherchant de petits ennemis, j’ai compris à quel point j’étais obsédée par le contrôle de ma vie. Je veux voir ce qui y entre, jauger la menace, évaluer le potentiel d’envahissement territorial. Keep a safe distance. Objects are closer than they appear. Sinon, autant que ce soit dit: mon motel affiche No Vacancy.
Merci à Mapi pour l’inspiration dans le rétroviseur…