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La petite histoire du talk-show « Maury »

31 ans à rire de la détresse ordinaire, c'est long.

Par
Benoît Lelièvre
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Dimanche dernier, l’humanité a reçu une bonne nouvelle. Pas exactement une nouvelle qui promet de changer nos vies comme une fin de l’invasion en Ukraine ou des résolutions vraiment efficaces pour combattre les changements climatiques, mais une bonne nouvelle quand même. Après 31 longues saisons au petit écran, le très décrissant talk-show américain Maury tirera enfin sa révérence.

Depuis 1991 (j’avais 8 ans, j’en ai aujourd’hui 39), l’animateur américain Maury Povich fait ses choux gras de la détresse ordinaire. Les mères monoparentales, l’infidélité, les peurs viscérales et inexplicables, la différence sous toutes ses formes : rien n’a échappé au miroir déformant de Maury. Au fil de plus de 3600 émissions, les invité.e.s ont défilé sur son plateau pour y échanger leurs problèmes contre une poignée de rires et d’applaudissements. Personne n’a jamais rien gagné à se présenter sur le plateau de Maury Povich. Les seul.e.s et uniques « gagnant.e.s » de ce cirque quotidien ont toujours été la production et nous, l’audience, avec notre voyeurisme morbide et notre quête éternelle de stimulation.

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Comment donc avons-nous toléré 31 ans de Maury à la télévision? C’est quatre ans de plus que Jerry Springer, malgré le fait que l’émission fut souvent plus violente et de moins bonne foi que celle du roi autoproclamé de la pollution audiovisuelle. Remontons le temps ensemble afin de comprendre comme un phénomène comme Maury a pu naître, et surtout, se perpétuer comme un cancer télévisuel pendant toutes ces années.

La naissance de la télé trash

Pour comprendre l’origine d’un phénomène comme Maury Povich, il faut comprendre le contexte culturel et historique duquel il émerge. Il s’est passé beaucoup de choses en septembre 1991 : Nirvana lançait son album Nevermind, une poutre de 55 tonnes s’écroulait au Stade olympique, River Phoenix était encore en vie et jouait dans My Own Private Idaho avec Keanu Reeves. Deux institutions télévisuelles soeurs faisaient également leurs débuts au petit écran : Jerry Springer et The Maury Povich Show.

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Comme le retrace la série documentaire Dark Side of the Nineties, le péché originel de la télé trash remonte au 4 novembre 1998, lorsque l’animateur Geraldo Rivera eût la « brillante » idée de confronter des suprémacistes blancs et des activistes noirs sur le plateau de son talk-show. Les deux partis se sont prévisiblement pognés à la gorge en trente secondes, le plateau est devenu un champ de bataille, Geraldo s’est fait casser le nez et les cotes d’écoute ont fracassé des records. L’idée était lancée dans l’univers : le choc et le conflit, c’est payant.

« L’idée, c’était d’être intéressant sans avoir besoin de mettre le volume », raconte le producteur de Jerry Springer, Richard Dominick. Springer et Maury ont donc chacun choisi une manière « sans volume » d’être intéressant qui leur ressemble : l’un plus axé sur le conflit et la bataille, l’autre sur toute autre forme de spectacle visuel – des tests de paternité théâtraux au burlesque malheureux des « interventions » auprès de personnes affligées de phobies.

«L’idée, c’était d’être intéressant sans avoir besoin de mettre le volume.»

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Si je mets continuellement les deux émissions-phares de la télé trash dans le même bateau, c’est parce qu’elles le sont. De 2010 à 2018, elles ont même été filmées dans le même studio au Connecticut. Il n’était d’ailleurs pas rare de voir les décors de Jerry Springer lorsqu’une victime phobique de Maury Povich allait se réfugier derrière la scène. Un troisième talk-show à la moralité douteuse était filmé dans le studio du Connecticut : The Steve Wilkos Show. Le producteur de cette émission? Richard Dominick, encore lui.

Bien que le mouvement se soit répandu comme une traînée de poudre sur les ondes américaines, c’est vraiment une petite clique de producteurs et de diffuseurs avec des idées bien précises en têtes qui en sont à l’origine. C’était clairement né du désir de faire de la télévision divertissante pour le plus grand public possible, mais aussi du désir de se différencier de la télévision progressiste d’Oprah Winfrey et de Phil Donahue, qui brisaient les tabous et faisaient avancer la société. Ils étaient « les sérieux » alors que les Maury Povich et Jerry Springer de ce monde étaient les petits tannants rebelles.

Du moins, c’est comme ça qu’ils semblaient se percevoir.

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C’est quoi le buzz de regarder des gens souffrir à la télé?

Les talk-shows comme celui de Maury Povich sont, à bien des égards, les grand-parents de la téléréalité. C’était un moment dans la semaine où on se permettait de juger les gens, habituellement en rapport avec la sévérité de leurs problèmes. On regardait une madame hyperventiler devant une montagne de moutarde ou un homme s’écrouler en apprenant qu’il était père d’un enfant dont il ignorait l’existence, et on se disait des platitudes du genre : « En tout cas, y’a du monde pire que moi, hein? »

À l’époque, on balayait notre culpabilité sous le tapis en se disant que c’était arrangé avec le gars des vues. Que c’était évidemment tous des acteurs et actrices, comme s’il y avait des centaines de milliers de personnes qui ont fait l’école de théâtre avec comme but de venir jouer la victime sur les ondes d’une émission de télé d’après-midi.

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L’émergence de la téléréalité et un drame causé par l’émission de Jenny Jones ont pratiquement tué l’intérêt pour les talk-shows dans le style de Maury. Le meurtre de Scott Amerdure après une apparition au Jenny Jones Show a levé le voile sur le niveau de véracité derrière ce type de divertissement au moment même où la téléréalité est arrivée avec une offre beaucoup plus scénarisée et moins culpabilisante. La fin de Maury ne signifie pas seulement la fin de son émission scabreuse, mais aussi la fin de tout un mouvement. Il reste quelques talk-shows du style encore aujourd’hui, mais Maury Povich en était la dernière vedette culte.

La fin de Maury représente une transition sociale vers de nouvelles formes de divertissement, mais c’est aussi une retraite pour un animateur qui aurait dû tirer sa révérence il y a des années.

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Quand même, ça n’explique pas pourquoi Maury a perduré pendant si longtemps. Les raisons sont multiples : ça ne coûtait pas cher à produire, l’émission bouchait un trou QUOTIDIEN dans l’horaire de NBC et, plus important encore, Maury avait atteint ce qu’on appelle aux États-Unis la syndication. Si une émission passe le cap des 100 épisodes, le diffuseur principal peut louer l’émission à qui il veut (lire ici : absolument tout le monde). Vous vous rappelez l’époque où les trois versions de CSI jouaient systématiquement à tous les postes de télé? C’est parce qu’elles étaient toutes les trois en syndication.

Grâce au peu de coûts engendrés, à la familiarité avec le public américain et surtout à sa grande profitabilité, Maury Povich est demeuré au petit écran malgré un vif déclin de son style de divertissement, des accusations de harcèlement sexuel (balayées cavalièrement sous le tapis) et même un scandale d’exploitation de stagiaires – une pratique à laquelle l’équipe de production se prête encore aujourd’hui.

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Bref, Maury Povich a 83 ans aujourd’hui. La fin de Maury représente une transition sociale vers de nouvelles formes de divertissement, mais c’est aussi une retraite pour un animateur qui aurait dû tirer sa révérence il y a des années. La morale de cette histoire, c’est que tant qu’on fait faire de l’argent à plusieurs personnes, ces dernières vont tout faire pour qu’on continue de les enrichir. Même si ça veut dire exploiter la détresse ordinaire pendant 31 ans.

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