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Quand on pense aux écrits de Kim Thúy, on pense automatiquement «douceur et beauté».
C’est à peu près les mêmes mots qui nous viennent en tête lorsqu’on fait référence à un alpaga.
Traîner la romancière sur une ferme d’alpagas de Mont-St-Hilaire pour discuter de la vie — et accessoirement de sa dernière oeuvre, Em — tombait donc évidemment sous le sens.
D’autant plus que le mot vietnamien Em se traduit par « petit frère », « petite soeur » ou encore « bien aimé », ce qui complète donc à merveille ce tableau de délicatesse.
« Je ne veux pas embarquer sur un alpaga ou visiter un endroit où les animaux sont exploités ou malheureux en captivité. Je n’aime pas les zoos », m’avait au préalable fait savoir la principale intéressée au téléphone, quand je lui avais vendu, tout fier, le lieu de reportage.
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Kim Thúy souhaitait plutôt que je l’emmène visiter un peep show pour la première fois de sa vie pour se sentir dans le film Paris Texas, mais la pandémie a eu raison de ses caprices lubriques
Kim Thúy souhaitait plutôt que je l’emmène visiter un peep show pour la première fois de sa vie, pour se sentir dans le film Paris Texas, mais la pandémie a eu raison de ses caprices lubriques. Et puis, pourquoi penser à moi pour aller dans un peep show? Pourquoi pas m’imaginer dans une sortie à l’opéra ou dans un musée?
Enfin.
La Vietnamienne d’origine la plus célèbre au Québec a garé sa MINI Cooper bleue avec trente minutes de retard dans le stationnement de la ferme du Domaine Poissant, située en face d’un verger.
Dans l’intervalle, j’ai pu discuter un moment avec Natacha, la propriétaire de la ferme. Notre sympathique hôte ne se contente pas d’aimer les alpagas, elle capote littéralement dessus.
Genre de niveau « le mot alpagas est inscrit sur sa plaque d’immatriculation ».
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« J’ai commencé à en élever il y a huit ans après un coup de foudre. J’en ai 120 et je connais leur nom à tous », raconte des étoiles dans les yeux Natacha. Les alpagas, c’est son truc à elle, mais son mari et quelques employés à temps partiel l’aident pour l’entretien de la ferme. « J’ai trois enfants, mais ils n’ont pas vraiment d’intérêt. Mon plus vieux veut même pas de chien ni de chat », soupire Natacha, qui ouvre ses portes aux visiteurs chaque semaine pour leur permettre de se promener dans les sentiers boisés avec un alpaga en laisse.
Une activité fort courue et susceptible d’insuffler un peu de magie dans la morosité ambiante.
Parlant de magie, Kim arrive à la ferme en même temps que le soleil.
Elle met d’emblée la faute de son retard sur son GPS. Au moins, elle a pensé à mettre ses petites bottes de pluie rouges qui lui seront utiles dans le sentiers boueux.
Parlant de magie, Kim arrive à la ferme en même temps que le soleil.
On lui pardonne tout, sachant qu’elle se consacre présentement corps et âme à appliquer un sceau rouge, écrire un petit mot en bleu et broder un fil de soie rouge sur 1000 romans qui atterriront entre les mains d’autant de lecteurs chanceux. « Comme on n’a pas la chance de voir le lecteur cette année, c’est ma façon de lui parler, de maintenir un fil conducteur entre nous », illustre-t-elle.
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Ses réticences envers les alpagas s’éclipsent à la vue des bêtes, qui broutent et déambulent paisiblement dans un enclos de verdure. Elle craque en voyant la coupe fluffy de July et pose mille questions à Natacha. « Est-ce qu’ils sont végévores? », s’exclame-t-elle, avant d’éclater d’un rire contagieux en réalisant ce qu’elle venait de dire.
La discussion déboule rapidement sur la sexualité des alpagas et la durée du couplage (30-40 minutes) impressionne beaucoup Kim. « Le pénis de l’alpaga est très long, très fin et il se tortille », explique Natacha, pendant que Kim s’extasie à chaque nouvelle information.
L’écrivaine de Ru réalise alors que son fils Valmont a fait une sortie ici à la ferme avec son groupe l’an dernier. Il avait même ramené un savon feutré recouvert de laine d’alpaga à la maison.
Gab, notre photographe, commence à taper du pied. Le temps file, mais Kim et Natacha papotent sans arrêt sur l’élevage éthique et sur l’effet du vent sur le visage de Valmont.
L’entrevue attendra.
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On s’installe enfin sur deux chaises devant l’enclos. C’est bien beau les alpagas, mais faut bien parler d’Em un peu aussi. « Tu me sors plus de ma zone de confort ici que dans un peep show », me lance Kim au sujet des alpagas.
«Une fois qu’on a émigré ici, on se consacrait à nourrir la famille. C’était un luxe les animaux.»
Se qualifiant de « fille urbaine », elle dit avoir toujours perçu les animaux de manière pratico-pratique. Le chien pour garder une maison. Le chat pour chasser les rats à Saigon. « Une fois qu’on a émigré ici, on se consacrait à nourrir la famille. C’était un luxe les animaux », souligne-t-elle, ajoutant qu’elle aurait trop peur de s’amouracher si elle s’abandonnait à eux en leur concédant une place dans son coeur.
Loin de moi l’idée de m’improviser critique littéraire, mais le dernier Kim Thúy marque selon moi une coupure avec les romans précédents.
Avec la guerre du Vietnam en toile de fond (la «guerre américaine»), l’autrice relate les destins entrecroisés d’orphelins et autres estropiés de la guerre. La laideur du paysage n’empêche pas Em d’être une histoire d’amour, d’adoption, s’étirant sur plusieurs générations et pays.
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Les personnages, d’une résilience à fendre l’âme, sont ballotés par des moments historiques peu glorieux comme l’esclavage des coolies vietnamiens, les bains de sang, les ravages de l’agent Orange (les rainbows herbicides) et surtout l’opération Babylift qui a permis l’évacuation de milliers d’orphelins nés de soldats américains à Saigon vers la fin de la guerre. Un photo-op pour permettre au gouvernement américain (dirigé alors par le président Ford) de redorer son blason après un fiasco militaire coûteux à tous les niveaux.
Presque tous les protagonistes du roman puisent leur origine dans le réel.
Kim a notamment été inspirée par la photo d’une orpheline qui dormait dans une boîte de carton aux côtés d’un jeune garçon.
Son histoire est née d’une volonté de réunir ces deux êtres.
Le livre est dur, cru, mais la poésie de Kim Thúy atténue l’horreur. Un peu. « Avant l’apparition des drones, avant les attaques à distance, avant qu’on puisse tuer sans se salir les yeux ni les mains, les zones de combat étaient vraisemblablement les seuls endroits où les humains finissaient par s’égaliser en s’annulant les uns les autres », écrit la romancière, d’avis qu’avant de montrer le beau, il faut voir le laid.
«Avant l’apparition des drones, avant les attaques à distance, avant qu’on puisse tuer sans se salir les yeux ni les mains, les zones de combat étaient vraisemblablement les seuls endroits où les humains finissaient par s’égaliser en s’annulant les uns les autres», écrit la romancière.
Elle admet s’être fait violence pour écrire ce récit, parle même d’une perte d’innocence et d’une prise de conscience. « La vérité est venue me frapper. Il y avait peut-être de l’aveuglement volontaire ou sinon c’est l’âge de la maturité », souligne Kim, à propos d’informations apprises sur le tard au sujet de la guerre qui a divisé son pays en deux. Après 50 ans, certains documents ont été déclassifiés. « Pendant 50 ans, je pensais que c’était motivé cette guerre dans ma tête. Là tu lis des choses en réalisant qu’on n’était pas là pour la démocratie », confie Kim, avouant avoir perdu une forme de naïveté dans le processus. Elle cite justement dans son roman des statistiques consultées justifiant la poursuite de la guerre sous le gouvernement Ford. « 10% pour soutenir la démocratie, 10% pour prêter main-forte au Vietnam du sud, 80% pour éviter l’humiliation.»
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Kim Thúy ne cache pas avoir atteint une sorte de point de non-retour. Après avoir découvert des vérités aussi choquantes, elle sait que la porte sera impossible à refermer.
Résultat: Em est le plus engagé de ses romans et cette sorte d’éveil crée déjà un effet domino. « Je suis devenue une adulte. Je n’avais pas l’impression d’avoir vieilli avant, j’avais la fougue d’une ado », confesse l’autrice de 52 ans, qui cite en exemple le mouvement Black Lives Matter qui l’a beaucoup secouée, tout comme le sort réservé aux Premières Nations. « C’est une bonne affaire de prendre un virage engagé. C’est mieux de savoir que de ne pas savoir », résume Kim, qui tient des propos nuancés sur le racisme ambiant. « Il y a toujours du travail à faire, mais on oublie souvent de regarder derrière et voir le chemin parcouru, les victoires acquises. Collectivement on est capable de changer. On l’a déjà fait », explique-t-elle, citant seulement la manière avec laquelle on désignait dans un passé pas si lointain les gens issus des Premières Nations.
«Collectivement on est capable de changer. On l’a déjà fait», explique-t-elle
Pour cette enfant de la guerre qui a fui son pays avec les boat people, même la pandémie et les contraintes gouvernementales imposées revêtent une dimension différente. « J’ai été entraîné à ça l’état d’urgence. Ça a fait partie de la vie de mes parents, surtout lorsque du jour au lendemain des chars d’assaut débarquent dans ton village pour séparer ta maison en deux », illustre-t-elle, de quoi aider à relativiser la fermeture des bars karaoké. « J’apprécie plus ce que nous avons depuis que je connais l’horreur. Il y a une beauté extraordinaire dans l’idée de mettre ton enfant dans le bus et de savoir qu’il va revenir le soir sans t’inquiéter », résume l’écrivaine.
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Après cet échange passionnant, c’était enfin le moment d’aller se dégourdir les jambes dans les sentiers derrière la ferme, en compagnie des alpagas mâles Philou et Patriote. Natacha nous a tendu des petits gobelets remplis de nourriture sèche pour récompenser nos alpagas ou les encourager à avancer si jamais ils traînent de la patte.
Le décor est bucolique, avec un tapis de feuilles mortes et des décorations d’Halloween tout au long du trajet. « On veut faire la même chose durant les fêtes avec le Père Noël », explique Natacha.
Alpaga + Père Noël = beau potentiel de « awwww» en voyant les photos.
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Je perçois soudain le trouble dans le visage de Kim. Il faut parfois un peu tirer sur la laisse pour faire avancer l’alpaga et ça, elle n’aime pas ça. Moi non plus d’ailleurs. « Moi je le laisse me tirer, je suis une mauvaise mère! », lance l’autrice en éclatant de rire pendant que Patriote, rebelle, l’entraîne dans le sous-bois.
Avant de partir, Kim dévalise la boutique souvenir, où tout est confectionné à l’aide de laine d’alpaga (la fibre devrait-on dire). Elle ressort avec une tuque, des mitaines réversibles. J’achète pour ma part un savon couvert de laine et des chaussettes.
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Kim part satisfaite dans sa MINI Cooper, en route vers chez elle où elle continuera à broder des fils rouges sur ses romans. Elle aime travailler la nuit. Elle aime écrire la nuit aussi d’ailleurs. « C’est le moment idéal. Tout le monde dort, tu peux les entendre rêver. »
C’est beau, hein?
Plus que des alpagas même.
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