.jpg)
«La parfaite victime» critiqué : une victime interviewée dans le documentaire prend la parole
Avertissement : ce texte comporte des informations sensibles portant sur des agressions sexuelles.
« Ce film n’a pas été réalisé pour décourager les victimes de porter plainte. Il a été réalisé parce que des victimes étaient déjà découragées. Elles ont sifflé leur détresse, et si on les écoutait ? » C’est ce qu’écrivaient Monic Néron et Émilie Perreault pour rappeler le but réel de leur film La parfaite victime sorti en salle le 30 juin dernier. Ce que plusieurs ont l’air d’oublier en ce moment, c’est que les réalisatrices ont donné une voix à des histoires comme la mienne, ayant été agressée sexuellement. Ces histoires de justice imparfaite restent normalement dans l’ombre, parce qu’une des choses que nous avons appris à faire, bien malgré nous, c’est de garder le silence et de nous soumettre à l’autorité. Alors quand c’est la justice, le symbole même de l’autorité, qui faillit et qui nous fait vivre l’injustice, nous nous sentons terriblement impuissantes. Pour une fois, nous avons eu le soutien empathique de femmes courageuses pour monter au front et présenter des faits sur ce que nous vivons.
Il y a 3 ans, après une entrevue où les réalisatrices parlaient de leur projet de film, je les ai contactées pour les remercier de faire ce documentaire si nécessaire. Et je leur ai raconté mon histoire. J’ai été abusée sexuellement de l’âge de 3 ans à 24 ans. Cela a eu une incidence majeure sur mon cerveau. Je souffre d’un trouble de stress post-traumatique sévère avec une amnésie dissociative importante. En fait, avant mes 24 ans, je n’avais aucune idée que j’avais été agressée sexuellement. À cause du jeune âge que j’avais, de la fréquence, de la durée, du lien avec mon agresseur et de la sévérité des agressions, mon cerveau a protégé mon corps de la surcharge de stress que tout cela a créé.
Imaginez-vous qu’un ours vienne vous surprendre constamment pour vous attaquer. Votre corps se mettrait automatiquement en état d’alerte, en déchargeant une grande quantité d’hormones de stress pour vous permettre de vous défendre soit en partant en courant, en figeant, en faisant le mort, en criant, en contre-attaquant, etc. C’est ce même phénomène que je vivais jour après jour. Lorsque le corps reçoit trop de ces hormones, la mémoire n’est pas traitée. Elle reste comme figée dans le temps, prête à être revécue à l’identique lorsque la victime sera en sécurité et prête à gérer cette information. C’est ce qui s’est passé pour moi lorsque j’ai coupé les ponts avec mon agresseur à l’âge de 24 ans. J’ai alors compris ma vie.
Pourquoi je vous raconte tout ça? Parce que mon cerveau est grandement traumatisé. Pourtant, dans notre système de justice, on me demande d’être le témoin des crimes de mon agresseur au même titre que si j’avais vu quelqu’un voler une voiture. La méga différence, c’est que mon cerveau me nuit côté crédibilité si on ne comprend pas ce qui se passe dans ma tête. Mais à l’inverse, en le comprenant mieux, il pourrait devenir une source de preuves que les crimes de cet homme se sont bel et bien produits. Comme on a pu voir dans le film, si on n’y connaît rien, on pourrait penser que j’ai tout inventé, que ma dissociation rend mon discours froid et distant, que j’ai tardé à porter plainte sans raison, que je suis incohérente, parce que j’ai des trous de mémoire, que je suis colérique si on me pose des questions qui éveillent en moi de durs flashbacks qui me poussent à contre-attaquer, etc.
Parce que oui, ce qu’on voit dans le film est vrai. Je l’ai vécu de A à Z. Ce que racontent les avocats de la défense est exactement le manège qu’ils m’ont fait vivre avec en prime des questions tellement difficiles et humiliantes. Oui, il est vrai que le juge est intervenu pour empêcher celui-ci de me questionner sur ma vie sexuelle, mais il n’est pas intervenu lorsqu’il m’a demandé quelle hauteur je faisais à quatre pattes lorsque je me faisais sodomiser à l’âge de 5 ans. Pendant ce temps, ma tête n’était plus dans la salle de cour. Je revivais à l’identique cette agression, propulsée dans le temps par ma mémoire traumatique dans ma chambre d’enfant. Et pendant que tout ça se jouait dans ma tête, j’entendais la voix de l’avocat de la défense comme si elle venait de très loin continuer de me poser la même question à l’endroit et à l’envers.
Très perturbée, je devais continuer de répondre aux questions : combien j’avais de Barbie, de quelles couleurs étaient les murs, qu’est-ce qu’il portait ou quel jour on était, le matin, le soir, la nuit, si c’était l’été, l’hiver, si nous étions seuls dans la maison… et moi, je voulais juste disparaître. Il s’est mis à me demander on m’avait violé combien de fois. J’ai dit que je n’arrivais pas à mettre un chiffre, car je voyais ces images tellement souvent dans ma tête, dans les mêmes lieux, que je n’arrivais pas à départager. Si vous voulez essayer l’exercice, faites-le avec un repas que vous mangez depuis des années. Essayez maintenant de vous rappeler toutes les fois où vous en avez mangé. Par-dessus ça, ajoutez une mémoire traumatique. Je lui disais que je savais que c’était arrivé souvent, mais je ne pouvais pas en dire plus. Alors, il s’est fait un vilain plaisir de me demander encore et encore la fréquence. J’ai donc répondu encore et encore les mots « souvent » et « beaucoup », car encore aujourd’hui je n’aurais pas d’autre réponse à lui donner. Dans son jugement, le juge a dit que je n’étais pas crédible après l’âge de 7 ans, car j’ai utilisé les mots « souvent » et « beaucoup ».
Est-ce que le film frappe fort? Oui. Est-ce qu’il dépeint la réalité? J’ai le malheur de répondre oui. J’aurais tellement aimé vous dire le contraire. Il y a 10 ans, alors que j’ai porté plainte à la police, j’avais une confiance aveugle en la justice et je croyais les juges munis d’un radar à vérité décelant toutes formes de tromperie. Maintenant, deux ans après que l’acquittement de mon agresseur en Cour d’appel ait été prononcé, j’ai compris que notre système doit changer pour les causes d’agression sexuelle. Nous sommes les seuls témoins d’un crime si traumatisant qu’il nous rend incapable d’être un bon témoin. Cela dit, si tout était à refaire, je recommencerais demain matin.
Est-ce que c’est contradictoire? Non. Je crois en la justice, tout comme Monic et Émilie, sinon elles ne se battraient pas pour que le système s’améliore. Tout le processus m’a apporté une telle libération. Je suis très fière d’avoir participé au film La parfaite victime. Pour moi, il ne donne pas une opinion. Il fait plutôt l’étalage de faits, de faits douloureux je vous le concède, qui se doivent d’être mis en lumière pour que les victimes n’aient pas à les porter en silence.
J’y entends un signal d’alarme qui sonnait depuis déjà des années, disons-le, pour se tourner vers un changement positif. J’y entends qu’il est temps de s’adapter. Et quand je vois l’exemple du juge Robin Camp*, cela me donne vraiment espoir. Si vous réagissez avec effroi, c’est qu’il était temps que vous vous ouvriez à la réalité des victimes.
Et c’est ce que Monic et Émilie ont fait pour nous.
+++
- Ligne-ressource sans frais pour les survivantes d’agression sexuelle : 1-888-933-9007
- Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel
+++
*En 2017, le Conseil canadien de la magistrature (CCM) avait recommandé la révocation de Robin Camp pour des propos déplacés lors d’un procès pour agression sexuelle, en 2014.
Identifiez-vous! (c’est gratuit)
Soyez le premier à commenter!