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La panique au pouvoir

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Les manifs avaient pourtant animé toute la rentrée universitaire. Mais ce 5 décembre 2003, des partisans du président au pouvoir ont tenté d’empêcher, à coups de pierres et bâtons, une nouvelle manifestation avant même qu’elle ne débute aux abords de l’université, rue Christophe, à Port-au-Prince.

Les étudiants ont riposté pendant plusieurs heures par une série d’altercations violentes. Devant toute ces «têtes échaudées» (créole: «tèt cho»), le recteur de l’Université d’État d’Haïti, seule université publique du pays, a été appelé sur les lieux pour calmer les esprits. C’est pendant cette accalmie que les partisans du pouvoir postés à l’extérieur ont défoncé le muret arrière et sont entrés de force dans les locaux de la Faculté des sciences humaines. Ils ont bastonné les étudiants et le personnel. Le recteur de l’université a eu les deux jambes cassées.

Cet épisode tragique a marqué un tournant dans l’histoire haïtienne. Les étudiants sont ensuite tombés en grève, rejoints par des groupes sociaux et des syndicats. Ce débordement historique du 5 décembre a transformé la contestation étudiante en mouvement social et a mené 90 jours plus tard à la chute du gouvernement au pouvoir.

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Cette contestation a, en effet, été récupérée par des paramilitaires liés au trafic de drogue qui ont menacé de marcher sur Port-au-Prince. Devant la crainte d’une guerre civile, la France et les États-Unis ont forcé le président de l’époque à partir.

Les jours précédents ce départ forcé, Mario Dupuy, secrétaire d’État à la communication et porte-parole du gouvernement, déclarait que tout allait bien, que les choses suivaient leur cours normal. Le pays était à feu et à sang, mais selon lui, le gouvernement ne connaissait aucune crise. La panique était pourtant palpable dans les officines du pouvoir. Et l’attitude stoïque, voire déconnectée, de Dupuy, qui diminuait systématiquement la portée de la contestation étudiante, a marqué les esprits. Il a même été qualifié en 2002 de « menace à la liberté de la presse » par Reporters sans frontière. Et il vient tout juste d’être nommé Ministre de la culture, il y a deux semaines, dans le gouvernement Martelly.

Manifester en Haïti

Après le 5 décembre 2003, des étudiants ont pris la rue semaine après semaine. La répression a été brutale: des contre-manifestants essayaient de disperser les manifs, parfois même par le biais de tirs de mitraillettes. Tenaces, les étudiants se dispersaient généralement pour mieux se regrouper, un peu plus loin. La liberté d’exprimer leur mécontentement étant plus importante, à leurs yeux, que tout le reste.
À cette époque, les étudiants ont compris que ce n’était pas un jeu que de manifester contre un gouvernement orgueilleux. On soupçonne d’ailleurs que le gouvernement de l’époque rémunérait ces jeunes armés pour créer la panique, parfois même mortellement, dans ces manifestations.

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L’impunité

Pendant ce temps, les forces juridiques et policières ne bougeaient pas. L’impunité est un des problèmes les plus graves de ce pays. Le sous-financement des institutions et la collusion en sont responsables. Dans les quartiers, comme dans les camps de déplacés, les citoyens prennent souvent eux-mêmes la justice en main plutôt que de faire appel aux policiers et aux tribunaux. Une foule qui lynche un voleur en public, c’est tellement triste. Mais c’est aussi terriblement efficace pour décourager d’autres voleurs.

Un ami militant étudiant me racontait en 2004 les nombreuses semaines qu’il avait dû passer sans domicile, à se cacher de gens qui voulaient sa peau, qui voulaient l’empêcher d’organiser la contestation étudiante. La police, trop proche du pouvoir, n’était pas un recours. Il a donc pris le maquis.

Cette histoire m’est revenue en tête il y a deux semaines. Un ami de Montréal me racontait que la police était arrivée chez lui alors qu’il n’était pas là, son coloc ayant refusé qu’ils entrent. Ses positions politiques et l’organisation de contestations et d’actes de désobéissance civile semblent lui avoir mérité une enquête policière. Sauf que, aucune accusation n’a été portée contre lui. Il sait par contre qu’il est surveillé. Il a donc choisi de prendre, en quelque sorte, le maquis. À tous le moins, de ne jamais dormir au même endroit pendant plusieurs jours consécutifs. Des collègues à lui quittent aussi Montréal, pour éviter d’être sous le joug du SPVM.

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Le gars n’a pas peur qu’on l’assassine, on s’entend. Sauf que si le Québec est loin de l’autoritarisme, plusieurs indices laissent croire qu’on semble emprunter de plus en plus les tactiques propres à ces régimes. Comme cette militante brésilienne qui appelle un membre de ma famille il y a une semaine. Elle raconte qu’elle s’est battue pendant des années contre des règles similaires à la loi 78 sous la dictature.

Au Québec, particulièrement à Montréal, la police avait plutôt une bonne réputation. Je me rappelle m’être amusé à m’obstiner avec un autre ami qui se rendait à la manif annuelle contre la brutalité policière il y a quelques années: les policiers font des bavures, soit, mais une autre amie qui a vécu une soirée horrible avec un pédophile dans sa jeunesse était bien contente de voir une police professionnelle débarquer à la maison en quelques minutes.

Sauf que tout ça semble être en voie de changer. Devant la braderie, les positions se radicalisent. Le gouvernement et les forces de l’ordre semblent paniqués.

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Et leurs agissements soulèvent des questions importantes. Comment un corps policier professionnel peut-il en arriver à excuser ses débordements en invoquant la fatigue de ses troupes? Comment un porte-parole d’un corps policier professionnel peut-il tenter de diminuer l’importance d’accusations de brutalité policière en affirmant qu’il y a un formulaire pour ça? Comment un corps policier professionnel peut-il en arriver à arrêter 500 manifestants, à les séquestrer pendant 5 à 7 heures, pour finalement ne leur porter aucune accusation criminelle? Comment un corps policier professionnel peut-il affirmer, sans rire, qu’ils «tolèrent» une manifestation illégale? Comment un corps policier professionnel peut-il menacer des citoyens?

Tout ça est bien triste. Au Québec, notre système démocratique est basé sur la confiance de la population envers ses institutions. Cette confiance s’effrite. Qui s’en préoccupe?