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La « Nézet-Séguin mania » vécue de l’intérieur
« Le plaisir de jouer, c’est contagieux à Montréal, et ça l’est partout. Enjoy, amusez-vous! »
Confortable dans sa combinaison de sport, Yannick Nézet-Séguin lance ce conseil à ses troupes, après leur ultime répétition de la journée.
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La mythique salle Mechanics Hall de Worcester est encore déserte, sauf pour l’équipe et quelques accompagnateurs. Les 73 musiciens de l’Orchestre Métropolitain quittent la scène pour profiter d’une pause avant le premier concert d’une mini-tournée américaine, lancée deux jours plus tôt devant la Maison symphonique de Montréal.
Pendant que tout le monde se demandait quoi faire durant la relâche, ma collègue Stéphanie Loubert et moi avons eu le privilège d’accompagner les musiciens dans leur road trip d’une semaine qui nous mènera à Worcester, Philadelphie et New York, le tout culminant avec un concert au prestigieux Carnegie Hall.
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Ah, et on va bien sûr essayer de croiser au maximum le plus rockstar des chefs d’orchestre, Yannick Nézet-Séguin. Celui-ci nous attendait déjà aux États-Unis puisqu’il dirige aussi le Philadelphia Orchestra et le Metropolitan Opera (MET) de New York.
Même le mot « prolifique » ne suffit pas pour décrire cette fierté nationale, qui a aussi trouvé, dans ses « temps libres », le temps de conseiller Bradley Cooper pour son rôle dans le film Maestro. Avis aux intéressés, les deux hommes discutent longuement de ce projet dans la série Fresh Air.
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Bref, il est big notre Yannick, même s’il nous le fait zéro sentir dans nos interactions. D’une simplicité désarmante, sa gentillesse est sincère, sa bonté naturelle et son génie incontestable. C’est pas moi qui le dis, mais tous les musiciens de l’orchestre qu’il dirige depuis la moitié de sa vie croisés depuis le départ.
Retrouvailles rue Saint-Urbain
Mais revenons en arrière, au moment d’embarquer dans un des trois autobus qui font le voyage.
La fébrilité était palpable sur le trottoir de la rue Saint-Urbain et les musiciens semblaient excités de prendre part à cette tournée, leur troisième depuis 2017.
Malgré quelques reportages sur l’OM au fil des années, la vaste majorité des visages me sont inconnus. Je retrouve néanmoins avec bonheur mes amis Monica Duschênes (premier violon) et Christopher Best (violoncelle), couple dans la vie et collègues au sein de l’orchestre, depuis belle lurette dans les deux cas.
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Je renoue aussi avec Julien Bélanger, le timbalier aussi chevelu que sympathique que j’avais suivi quelque temps pour un lointain reportage dans La Presse. Julien était jadis dans la jeune vingtaine, le bébé de l’ensemble, un titre qu’il a depuis cédé au trompettiste Antoine Mailloux. Il a beau avoir vieilli, Julien a quand même davantage l’air d’un membre de band metal qu’à un musicien classique.
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On retrouve également avec plaisir Lucie Nguyen, ex-urbanienne, entre autres chargée de faire rayonner l’orchestre sur les réseaux sociaux. Notre présence dans l’autobus s’inscrit d’ailleurs dans cette démarche, la renommée de l’orchestre quadragénaire et de son chef n’empêchant pas l’image poussiéreuse qu’on associe à la musique symphonique de lui coller à la peau. On verra si on contribue à décoincer un peu ces préjugés. Ça fonctionne déjà, juste à voir des musiciens en civil, sans leurs habits de concert, en train de pianoter sur un cellulaire et de placoter dans le bus en mouvement.
Un cheeseburger avec une root beer.
Le passage à la frontière coupe court à notre entrain. Plus de trois heures sont nécessaires pour contrôler notre bus, sans compter la présence d’un douanier zélé qui se prenait pour Rambo. Par chance, il n’a pas trouvé ma cok…pâte à dents entrée illégalement aux États-Unis.
Live fast die young.
Sur la banquette arrière, quelqu’un raconte sa vie au téléphone, ponctuant son récit de « yaaa, yaaaa» bien soutenus.
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Je me suis retenu plusieurs fois de lui faire des gros yeux. Une crisse de chance, puisque la personne en question n’est nulle autre que la violoncelliste et compositrice autochtone de réputation internationale Cris Derksen. Sa musique est d’ailleurs vraiment champ gauche (symphoniquement parlant), allez googler ça, si vous avez une chance.
Notre premier arrêt pour souper nous rappelle à la dure que cette tournée sera musicale et non gastronomique. Wendy’s, McDonald’s, Denny’s et un comptoir à sandwich pour ceux qui veulent se donner bonne conscience. La pénurie de main-d’œuvre frappe aussi nos voisins du Sud, puisque l’hôtesse du très chic Denny’s prévoit un temps d’attente de plus de deux heures pour manger.
« On a juste un cuisinier, allez ailleurs », s’excuse-t-elle.
Ailleurs, ce sont les boulettes carrées de Wendy’s, où m’attendent un cheeseburger et une root beer.
Avant de reprendre la route, je grille une clope avec Winston McQuade, qui accompagne sa conjointe Sylvie Harvey, second violon au sein de l‘orchestre.
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On débarque enfin à l’hôtel aux alentours de 22h, le soir, à Auburn, un trou perdu en banlieue de Worcester (prononcer Woh-ster), qui est déjà un pas pire trou en lui-même.
Tout le monde est brûlé et va se coucher. Comme je suis passablement alcoolique, je marche seul un kilomètre pour me rendre au Applebee’s boire un ou deux rhum & cokes. Sur le bord d’un boulevard où le monde roule en freak, je dois faire un move digne de La Matrice pour esquiver un cap de roue qui se détache d’un char.
« Sibelius, ici, ça va rentrer! »
Un de mes plaisirs coupables, aux États-Unis, c’est l’omniprésence des machines à gaufre dans les hôtels.
Au volant du bus, notre chauffeur, que nous avons baptisé « Joe Biden » en raison de sa ressemblance avec le président actuel, se met en direction du Mechanics Hall, où deux répétitions sont prévues aujourd’hui.
La ville a beau être moche, cette salle de concert mythique construite en 1857 serait parmi les quatre meilleures en Amérique du Nord, acoustiquement parlant. C’est la première fois que l’OM s’arrête ici. On sent l’excitation en posant le pied dans l’amphithéâtre de style Renaissance, ceinturé d’immenses peintures de personnalités historiques américaines. D’immenses rideaux recouvrent trois d’entre elles.
« Sibelius, ici, ça va rentrer!», s’exclame Andréanne Moreau, conseillère principale en communications, qui a aussi fait son conservatoire en chant classique.
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Elle tape aussitôt des mains pour tester l’acoustique, ravie.
Dans les couloirs de l’amphithéâtre, l’ambiance est décontractée, bon enfant. « C’est aussi une réunion de famille », note Andréanne, rappelant à quel point c’est toujours un moment spécial, pour Yannick, de retrouver son orchestre.
Ce dernier arrive directement de New York, où il vit à temps partiel, en compagnie de Ben, son assistant américain.
Tequila, maestro, pas le temps de niaiser: Nézet-Séguin monte sur son podium à l’avant de la scène, saluant ses musiciens sur son passage. L’effet « Nézet-Séguin » est instantané, l’énergie rehausse d’un cran.
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Photo Stéphanie Loubert
Il dépose sa baguette (clairement fabriquée par Garrick Ollivander*) et son carnet de partitions sur son lutrin. Le silence se fait. Un grand sourire traverse son visage. « C’est un trou, on va s’entendre, mais c’est aussi une salle historique et un passage de tournée important », lance-t-il dans l’hilarité générale.
« Bon, aujourd’hui, on va prendre le temps qu’il faut pour Sibelius. On continuera ce soir s’il le faut », ajoute-t-il. Nous sommes à la veille du premier concert.
*Niché.
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Mais, avant d’attaquer les premières notes de la deuxième symphonie du compositeur finlandais, une chose retient la baguette de Yannick. « Monte ici, Dany », lance-t-il à l’attention de Dany Leblanc, roadie en chef de l’orchestre, dont c’est l’anniversaire. Le gaillard a droit à une version symphonique de la chanson Bonne fête, avant de retourner à ses occupations.
La répétition commence, interrompue aussitôt par le chef à la demande des musiciens de la première rangée se plaignant de l’éclairage aveuglant.
Seul sur sa chaise à quelques rangées de nous, Winston McQuade lit La Presse sur une tablette au son de Sibelius. La nouvelle du décès de Paul Houde vient de tomber. Elle se répandra plus tard à l’ensemble de l’orchestre.
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C’est en répétition qu’on réalise le travail essentiel du maestro, à qui rien n’échappe. Absolument rien. Yannick interrompt à quelques reprises les musiciens pour les reprendre sur certaines technicalités qui échappent à nos oreilles profanes.
« C’est beau, ce que vous faites, il y a beaucoup de nuances. Mais faites attention au retour en forte à crescendo », corrige-t-il.
C’est aussi sympa de le voir distribuer des thumbs up à ses musiciens, des sourires complices à la violon solo Yukari Cousineau directement à sa gauche ou de surprendre un regard empli de tendresse de son mari altiste Pierre Tourville, assis en face de lui.
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Cet esprit de famille transcende jusque dans la salle. « Vous êtes tellement bons, vous êtes pratiquement prêts! », louange le maestro au terme de la journée.
Les musiciens satisfaits regagnent leurs hôtels respectifs. « Avec Yannick, c’est jamais pareil. Il est toujours impliqué à 100% », confie Monica en rangeant son instrument. « Son enthousiasme est contagieux », renchérit Chris.
Fier d’être Canadian
Mechanics Hall a enfin des airs de concert.
Les musiciens ont enfilé leur tenue de soirée, sauf Yannick, toujours en combinaison de sport, le temps d’une ultime répétition. Un contraste net avec leur look décontracté des répétitions, l’ambiance est plus solennelle.
« La tournée, c’est l’occasion de show off », invite Yannick avant de descendre dans sa loge se reposer un peu.
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Des bénévoles déposent des dépliants sur les chaises.
Dans les coulisses, les musiciens papotent, d’autres accordent déjà leurs instruments sur scène. La trombone solo Madeleine Doyon-Robitaille, enceinte de sept mois, se flatte la bedaine.
Sur la civière d’une petite clinique ambulante installée en coulisse, la premier violon solo assistant Johanne Morin en profite pour faire un roupillon. « Je ne m’attends pas à grand-chose, mais je suis prête », souligne la médecin Sylvie Rhéaume, qui accompagne l’orchestre et sa cousine (Lucie Ménard, second violon) qui en fait partie.
« Pour moi, ça ressemble un peu à des vacances», admet la médecin, qui suit depuis longtemps les activités de l’ensemble symphonique.
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C’est l’heure. La salle est remplie aux trois quarts, des personnes âgées pour la plupart. Les musiciens accordent leurs instruments pendant que Yannick remonte de sa loge vers la scène. A-t-il le trac? Pas vraiment, mais une excitation et un bonheur véritable à chaque fois, répond-il en grimpant les marches.
La foule l’acclame dès qu’il se présente à l’avant-scène, flanqué de Cris Derksen, qui va ouvrir le concert avec l’orchestre.
« On ne pouvait pas mieux commencer cette tournée qu’avec le Hall. On amène avec nous ce que le Canada fait de mieux », promet le maestro.
L’artiste autochtone attaque sa pièce originale Controlled Burn, un air moderne émouvant qui arrache quelques larmes dans les rangées autour de moi.
Cris Derksen quitte la scène après avoir reçu une ovation debout. En coulisse, iel tremble pendant que Yannick vient lui faire une longue accolade. Ses mains tremblent encore en remettant ses chaussures, puisqu’iel performe pieds nus.
La foule n’a pas le temps de s’en remettre que le virtuose Tony Siqi Yun vient briller avec le deuxième Concerto de Rachmaninov, à couper le souffle. Cette pièce symphonique bien connue sert d’ailleurs de trame à la chanson populaire All by Myself. Cette interprétation magistrale du pianiste qui semble n’avoir pas plus que 14 ans soulève l’assistance d’un seul bon.
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Photo Stéphanie Loubert
Après l’entracte, l’orchestre porte le coup de grâce au public avec la symphonie de Sibelius. Comme en répétition, le maestro est en grande forme, parfois tempéré, d’autres fois déchaîné. On sent la musique vibrer à travers son corps, ne faire qu’un avec lui.
Les musiciens sont comblés. Quelques-uns ont les yeux rougis. La tournée commence en lion.
Dans ma chambre d’hôtel, ce soir-là, je repense aux Américains émus, en train d’applaudir à tout rompre.
Je vais le dire : je me suis couché fier d’être Canadien.
Jour de congé
Le bus repart le soir même en direction de Philadelphie.
L’arrivée à l’hôtel est prévue dans les petites heures du matin. Dans notre autobus, la plupart des passagers s’endorment rapidement. Sur la banquette arrière, la collaboratrice artistique, cheffe d’orchestre et protégée de Yannick, Naomi Woo, dort recroquevillée, un hoodie rabattu sur sa tête.
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Incapable de dormir, j’aperçois les gratte-ciels de New York défiler au loin.
À quelques rangées devant, la violoniste Johanne Morin révise ses partitions.
C’est jour de congé à Philadelphie et le soleil brille. Les passants se baladent en short et l’odeur des food trucks servant des Philly Cheesesteaks se répand dans les rues du centre-ville. Stef en profite pour se magasiner des vêtements noirs pour remplacer son jeans troué. On va quand même tourner à Carnegie Hall dans deux jours, un léger décorum s’impose.
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Stef et moi enchaînons les entrevues avec les musiciens dans leur chambre, où plusieurs répètent entre deux activités touristiques.
De loin, la meilleure trame sonore de corridors d’hôtels. « I love it », s’exclame une femme de chambre au neuvième, près de la chambre de Madeleine, la tromboniste. Celle-ci nous partage un peu de sa passion pour la musique, son admiration pour Yannick et son bonheur de prendre part à la tournée, sa première.
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Photo: Stéphanie Loubert
Comme plusieurs musiciens, la future maman cultive d’autres projets artistiques, notamment un groupe folk nommé Éli Doyon et la Tempête, avec le corniste Simon Bourget.
Même chose pour la violoncelliste Sheila Hannigan, que j’avais entendue, il y a quelques mois, en concert avec le band de Viviane Audet.
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Au vingtième étage, Christopher et Monica ont trouvé une manière originale de pratiquer en limitant la cacophonie. Le premier joue sur son lit, pendant que sa blonde pratique enfermée dans la salle de bain. Faut ce qu’il faut.
En soirée, l’ambiance est décontractée. Plusieurs musiciens décompressent autour d’un verre au bar de l’hôtel ou dans les environs.
Les sœurs Cousineau (Marie-Claire et Yukari) initient une danse en ligne, pendant que le directeur du personnel Luc Chaput me parle de son privilège d’avoir été le mentor des jeunes à titre de chef d’orchestre à Sherbrooke.
Comme je veux préserver de bonnes relations avec les musiciens de l’OM, le reste de la soirée est off the record.
Mais si vous pensez que c’est ennuyant, des musiciens classiques, j’ai des petites nouvelles pour vous.
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Le temps file. Je dois aller rencontrer les parents de Yannick Nézet-Séguin pour leur demander ça fait quoi, d’avoir engendré un tel prodige (mes parents ont vécu un truc semblable). Ce sera aussi l’anniversaire du maestro, demain, qu’il soulignera ce soir avec une réunion de ses familles philadelphienne et montréalaise.
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Mais que peut-on souhaiter à quelqu’un qui a une telle feuille de route à seulement 48 ans? « Que ça continue! », répond le principal intéressé, croisé dans le couloir de l’ultramoderne Verizon Hall en forme de violoncelle, sa deuxième maison.
Il est étourdissant à voir aller, le maestro, dont l’agenda est réglé au quart de tour. Disons que son rythme de vie s’apparente à celui d’un marathonien plutôt qu’à celui d’un musicien.
Le voilà justement en train de trotter vers une nouvelle scène, au son des applaudissements bien nourris. Partout où il passe, les gens l’adulent : la « Nézet-Séguin mania » ne semble jamais faire relâche.
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Debout sur son podium, Yannick Nézet-Séguin lève sa baguette au-dessus de sa tête, obtient aussitôt le silence, hormis les habituelles quintes de toux.
La magie peut recommencer.
Suivez la suite de ce périple avec l’Orchestre Métropolitain dans le Micromag URBANIA du 16 mars prochain.