Mon premier album a été Dehors novembre, des Colocs. Pas exactement de quoi faire lever le party les samedis soirs. Depuis, malgré un bref moment d’égarement avec les Red Hot Chili Peppers (et encore), je ne me suis jamais éloigné de ce genre (s’il en est un) que tous mes proches qualifient de “triste”.
J’explique mal ce penchant pour la musique mélancolique, les tempos lents et les textes larmoyants. Ce n’est pas naturel de préférer le triste au joyeux, c’est vrai : pourtant, je ne suis pas le seul. La musique dite “triste” procurerait aux auditeurs un étrange sentiment de sérénité et de bien-être, remplissant un rôle cathartique : expulser les émotions négatives.
La corrélation entre la musique et l’humeur est depuis longtemps étudiée; d’ailleurs, Dr Penfield n’est pas seulement le nom d’une rue à Montréal, c’est également le nom d’un célèbre psychiatre qui a étudié les effets de la chanson sur notre cerveau.
Ma personne, telle qu’elle est, façonne également ses goûts musicaux. Par exemple, je me tiens loin des foules, spécialement si elles sont dansantes. Je préfère de loin les attroupements assis, qu’on retrouve dans les spectacles de configuration cabaret.
Ainsi donc, je me suis satisfait à enchaîner Avec pas d’casque, Sufjan Stevens et The National, seul le soir, en buvant une bière, ou même par journées ensoleillées, dans l’autobus.
Cette playlist en forme d’émoticône chagrinée n’affecte pourtant pas mon humeur : je ne suis pas plus malheureux parce que j’écoute des chansons dites tristes, au contraire. Des tempos lents qui cadencent mes matins nonchalants, c’est parfait.
J’étais donc excité d’apprendre que mon groupe préféré, The National, faisait l’objet d’une exposition au Musée des arts contemporains. Une séance vidéo où le groupe jouait, en boucle, la bien-nommée Sorrow.
À l’infini.
Évidemment que je m’y suis précipité. Et l’expérience a été formidable, même si assez contrastante : en plein vendredi après-midi, alors qu’il faisait 25°C dehors et que tous s’amusaient, à la Place des Arts. Il fallait être un peu dérangé pour s’enfermer dans un endroit sombre, pour endurer la même chanson être jouée ad nauseam.
Je suis entré dans la pièce, un peu amusé. Je savais pas exactement, à ce moment, combien de temps j’allais rester. Je m’attendais même pas vraiment à trainer trop longtemps, parce que j’avais quand même une épicerie à faire.
(Sorrow n’est pas ma chanson préférée du groupe, mais en tant que “chanson triste”, elle satisfait tous les critères.)
Et voilà : il y avait cette brunette bouclée, assise en indien. Dans l’obscurité la plus complète de cette pièce, que faiblement éclairée par l’enregistrement du spectacle live, je l’ai seulement remarqué une fois rendu à ses côtés.
Ce concours de circonstances – on était seulement une dizaine dans la salle, surtout composée de pauvres païens – s’est vite transformé en véritable concours. Qui allait, de nous deux, rester le plus longtemps?
Pauvre toi. Tu n’as probablement jamais entendu parler de ce groupe. Moi, je connais chaque album par cœur. Et j’ai l’après-midi de libre. Et j’ai, en vertu de mon fauteuil roulant, un degré de confort pas mal supérieur à ton postérieur écrasé sur la moquette de cinéma.
C’était amusant de voir les silhouettes s’impatienter dès la deuxième reprise, se lever et quitter à la seconde où Matt Berninger entonnait le premier verset de la même chanson. Les passants se sont succédé. Mais pas toi.
Peut-être pour me désennuyer, peut-être pour attirer ton attention, j’ai commencé à dessiner des ombres chinoises sur la projection, au mur. Des lapins désarticulés, des cœurs difformes.
Rien. Je me suis donc dit que je pourrais marmonner, tout bas, les paroles, pour témoigner du haut lieu de culture que j’étais. Puis je me suis trouvé très-très ridicule.
J’ai rétroéclairé pour la première fois la pièce de mon cellulaire : j’étais dans cette salle depuis vingt minutes. Dans cet antre où l’espace-temps semblait s’être fissuré, comme s’il y avait eu une petite égratignure sur le disque de l’univers, qui le forçait à répéter sans cesse les mêmes sons, les mêmes images.
Dans cet ouroboros audiovisuel, j’eus tout de même soudain envie de pisser.
Mais je n’avais pas envie de m’avouer vaincu. L’idée de te demander subtilement de “garder mon siège”, me traversa l’esprit, et je pouffai intérieurement de rire.
Dans une détermination qui dépasse l’entêtement, je restai en silence, à écouter chacun des mots de cette chanson infiniment triste, à y rechercher la démarche artistique devant cette séance de ver d’oreille fabriquée.
À la fin de chaque performance, j’avais en tête la batterie d’introduction de la piste 3, de l’album dans laquelle se trouve la pièce Sorrow, et qui devrait normalement suivre sa conclusion. Didnt want to be, your ghost… En vain. On revenait au point de départ. Comme un CD parfaitement rayé.
Un groupe d’écoliers a alors envahi cette introspectarium magnifique; je me suis dit que cette intrusion allait suffire à finalement te faire décoller et, du coup, me déclarer grand gagnant de cette pathétique compétition.
Et presque : cette entrée par effraction a fait fuir d’autres tenaces, et la brunette s’est plutôt levé pour récupérer l’un des grands sièges laissé vacants.
J’étais maintenant là depuis une heure, à écouter en boucle la même triste rengaine de trois minutes 43 secondes. Ça représente environ vingt réécoutes.
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Après une heure, j’ai un peu oublié ta présence pour me concentrer sur la chanson, et l’effet apaisant qu’elle avait sur moi.
Cause I don’t want to get over you…
Pleures-tu? Moi oui. Mais je suis curieusement bien.
Comme dans un jeu d’échecs, ce déplacement stratégique de la brunette me procurait au moins un avantage : je pourrais filer à l’anglaise, et faire un aller-retour rapide à la toilette, sans qu’elle ne le remarque.
Ce que je fis, dans un étrange empressement, avec la crainte irrationnelle de “manquer quelque chose”, comme au théâtre. Je revins ensuite pour retrouver toutes les pièces du damier dans le même état.
Après 90 minutes, j’abdiquai. Je profitai une dernière fois de la musique, prenant le temps d’apprécier chaque consonne et voyelle, toute la mélancolie de l’œuvre. L’envie d’applaudir, comme après un simple atterrissage réussi, me traversa l’esprit.
Dans un dernier effort pour attirer son attention, je fis exprès de passer devant elle, interrompant son inépuisable fascination, dans l’espoir qu’elle décide de me suivre. Pour qu’on puisse échanger sur cette expérience, et peut-être aussi nos numéros.
Mais non.
Celle qui devait statistiquement être la femme de ma vie n’en avait pas encore assez, de cette musique triste et envoûtante.
Je suis donc rentré faire l’épicerie seul, pris d’une inexplicable sérénité.
J’aime la musique triste. Je ne sais pas si elle est réconfortante, apaisante ou cathartique. Même après cette petite séance d’insuccès, la tristesse de Matt Berninger m’a rempli d’un paradoxal bien-être.
J’ai pas de raison, psychologique ou philosophique, à donner.
Mais c’est correct comme ça : donner des raisons à ce qu’on aime, c’est mentir.
Le chanteur de The National me donne un peu raison : “Chanter le mélodrame, la tristesse, la dépression, le romantisme, les anxiétés sociales a été une façon pour moi de les accepter et d’en faire quelque chose de plus joyeux.”
Un peu comme Dédé qui lui, était chimiquement fait pour la fête, moi, je suis chimiquement fait pour la tristesse.
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Pour lire un autre reportage de Kéven Breton : “45 ans de radio”