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La mÚre Teresa de Saint-JérÎme
« Pourquoi tâes pas venu me voir avant?! »
Rachel sermonne doucement Sylvain qui a la bouche ensanglantée apr Ús avoir reçu un coup de pied dans la figure.
Ce nâest pas le seul bobo de lâhomme et câest ce qui prĂ©occupe Rachel Lapierre. « Tâes une super belle personne, ta vie va bien, tâes en couple, mais lĂ tu mâinquiĂštes », poursuit-elle, exhortant Sylvain Ă se rendre rapidement Ă lâhĂŽpital, surtout Ă cause des inquiĂ©tantes douleurs thoraciques quâil laisse trainer.
« Je vais y aller! Je ne veux pas mourir! », sâengage Sylvain, en essuyant quelques larmes.
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Nous sommes dans une sorte de clinique amĂ©nagĂ©e Ă lâarriĂšre du nouveau VR de lâorganisme Ă but non lucratif Le Book Humanitaire de Saint-JĂ©rĂŽme et câest un matin normal pour Rachel Lapierre.
« Câest mĂȘme un peu tranquille », admet la principale intĂ©ressĂ©e, dont la vie pourrait faire lâobjet dâun film.
CouronnĂ©e « Mademoiselle QuĂ©bec » en 1982 et fondatrice dâune Ă©cole de mannequinat, Rachel Lapierre sâest dĂ©couvert une vocation pour lâaide humanitaire et y consacre dĂ©sormais sa vie, aidĂ©e en cela par un heureux concours de circonstances : en 2013, elle gagnait un des lots « Gagnant Ă vie » de Loto-QuĂ©bec. Sur les traces de son modĂšle MĂšre Teresa, elle voyage de par le monde (en Inde surtout) pour aider son prochain, en plus dâavoir fondĂ© le Book Humanitaire, dont la mission enfle chaque annĂ©e.
Pour rĂ©sumer, le Book Humanitaire est un service dâurgence qui rĂ©pond aux besoins avec un grand B des personnes dĂ©munies de Saint-JĂ©rĂŽme et des environs, mais lâoffre sâĂ©tend jusquâĂ MontrĂ©al.
Soins mĂ©dicaux, aide alimentaire, soutien aux personnes itinĂ©rantes, aux victimes de violence conjugale et aux nouveaux arrivants ou simple rĂ©confort, la liste est longue. FlanquĂ©e dâune trentaine de bĂ©nĂ©voles, Rachel Lapierre veille personnellement Ă sâoccuper de son monde et refuse de se verser un salaire, consacrant lâessentiel de ses revenus tirĂ©s de ses gains en loterie Ă Ă©tendre les activitĂ©s de lâorganisme.
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RĂ©sultat, le Book Humanitaire a dĂ©sormais son quartier gĂ©nĂ©ral sur la rue BriĂšre, des partenariats avec diffĂ©rents organismes, un autre local fort achalandĂ© qui sert de halte, en plus dâavoir tout rĂ©cemment fait lâacquisition dâun VR qui sillonnera les routes pour aider les gens, un peu Ă lâimage de la roulotte de feu Pops, «Le Bon Dieu dans la rue» Ă MontrĂ©al.
« Veux-tu garder ta dent? »
Avec une prison, un palais de justice et trois maisons de transition dans le dĂ©cor, Saint-JĂ©rĂŽme affiche un des taux de criminalitĂ© les plus Ă©levĂ©s au QuĂ©bec. Sa population itinĂ©rante augmente sans cesse, un phĂ©nomĂšne exacerbĂ© par la crise du logement, souligne Rachel Lapierre. Ă lâheure actuelle, lâorganisme Fleur de macadam hĂ©berge une trentaine de personnes itinĂ©rantes dans une Ă©glise de la rue Labelle et affiche complet chaque soir.
« On rĂ©pond Ă des urgences dont les organismes communautaires ne peuvent pas sâoccuper », rĂ©sume Rachel, qui a aussi une formation dâinfirmiĂšre.
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De retour Ă lâarriĂšre du VR, oĂč la principale intĂ©ressĂ©e continue dâausculter Sylvain. « Depuis quand tâas mal ici? », demande-t-elle en pointant son ventre.
âLongtemps, rĂ©pond le verbomoteur qui enchaĂźne avec des histoires un brin dĂ©cousues, oĂč sâentremĂȘlent pĂ©nitencier, enfant reçu en cadeau et cocaĂŻne. « Câest ma septiĂšme journĂ©e sans consommer de speed », calcule-t-il, fiĂšrement.
Le tĂ©lĂ©phone de Rachel ne dĂ©rougit pas. Elle gĂšre parallĂšlement une histoire de transport Ă lâhĂŽpital de Sainte-Agathe pour quelquâun dâautre.
Câest lĂ quâelle souhaite aussi envoyer Sylvain, oĂč les patients sont pris en charge plus rapidement.
« Veux-tu garder ta dent? », demande-t-elle enfin au blessé, en tendant celle tombée dans un amas de pansements nimbés de sang.
Sylvain décline. Sa vie a été suffisamment rough pour ne plus croire en la fée des dents.
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Ăpiphanie Ă lâoratoire Saint-Joseph
Autour du VR, la faune est multi-poquĂ©e. Des gens qui parlent tout seuls, titubent, traĂźnent au soleil pour griller des clopes Ă la chaĂźne, vont casser la croĂ»te ou sâĂ©chouer dans les divans de la Halte, oĂč des bĂ©nĂ©voles et des travailleurs sociaux du CIUSSS local sont Ă pied dâĆuvre.
Les problĂšmes de santĂ© mentale et de toxicomanie sont criants, souligne Rachel. Ăa saute aux yeux ici, Ă lâintersection des rues Labelle et de Martigny.
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DĂšs quâelle pose le pied hors du VR, on se prĂ©cipite vers Rachel Lapierre.
Il y a cette femme qui hyperventile en hallucinant des abeilles, cette autre qui veut savoir oĂč changer son chĂšque dâaide sociale, cet homme en bĂ©quille inquiet de son pied super enflĂ©, etc. « Je vais appeler le mĂ©decin et te revenir », promet Rachel, qui connaĂźt tout le monde par son prĂ©nom. Câest Ă©tourdissant de la suivre. DĂšs quâelle fait un pas, on lâaccoste, lui demande des pilules, des nouvelles, des conseils, des adresses.
« Comment ça va Shawn? », demande-t-elle Ă un colosse en bedaine qui ronchonne devant lâentrĂ©e de la Halte.
Tout semble sous contrĂŽle, Rachel retourne dans le VR, oĂč elle prend un peu de son prĂ©cieux temps pour me raconter une vie rocambolesque, la sienne.
Pour cette ancienne prof de nage synchronisĂ©e, tout commence par une rupture douloureuse il y une trentaine dâannĂ©es, avec un joueur de hockey professionnel qui Ă©voluait pour les Blackhawks de Chicago. Elle ne semblait pas vouloir sâĂ©tendre sur le sujet, je nâai pas insistĂ©.
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DĂ©couragĂ©e, Rachel avait entendu dire que grimper les escaliers de lâoratoire Saint-Joseph Ă genoux permettait dâobtenir un miracle. LâexpĂ©rience fut Ă©piphanique. « Jâai rĂ©alisĂ© que des gens en arrachaient vraiment plus que moi dans la vie et jâai fait la promesse de redonner un jour aux autres si jâen avais les moyens », raconte-t-elle.
Compter les bonnes actions
AprĂšs lâĂ©pisode des marches de lâOratoire, Rachel Lapierre ouvre une Ă©cole de mannequinat, fonde une famille et commence Ă donner au suivant. « Je me suis mis Ă compter mes bonnes actions et les Ă©crire chaque jour. Dire bonjour au voisin, appeler quelquâun Ă qui tâas pas parlĂ© depuis longtemps et ainsi de suite », explique-t-elle.
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Elle continue dâailleurs Ă le faire avec son organisme. Juste lâan dernier par exemple, son Ă©quipe et elle auraient ainsi posĂ© 286 000 actions concrĂštes. Soigner Sylvain sera compilĂ© pour lâannĂ©e en cours.
Son engagement envers les personnes itinĂ©rantes remonte Ă une trentaine dâannĂ©es, lorsquâelle Ă©tait venue porter de la soupe Ă ceux de Saint-JĂ©rĂŽme. Ce fut une sorte de coup de foudre. « Jâai tellement trouvĂ© quâils Ă©taient fins et avaient des besoins. Le gars qui sort de prison dĂ©sorientĂ©, la famille qui passe au feu, la femme qui se fait battre par son fils et ne veut pas le dĂ©noncer, la fille qui se fait violer et se mĂ©fie de la police », Ă©numĂšre Rachel, soulignant faire de son mieux pour accompagner celles et ceux qui tombent entre les craques du systĂšme.
Elle y parvient grĂące au lien de confiance bĂąti au fil du temps.
« On est dans le non-jugement total ici, apolitique et ouvert Ă toutes les religions. On fonctionne par dons et on redonne Ă 100% », souligne Rachel. « Dâailleurs on cherche des commanditaires pour payer le VR. Je suis une fille de terrain, pas une bonne gestionnaire», confesse-t-elle en souriant.
Le Facebook du coeur
La page Facebook de lâorganisme est cruciale au succĂšs de lâopĂ©ration, sorte de cour virtuelle des miracles. Suffit de formuler le moindre besoin pour voir des dizaines de samaritain.e.s lever la main dans lâheure. « Jâavais un jour besoin de deux passes dâautobus et une coquille pour permettre Ă un nouvel arrivant dâorigine colombienne dâaller chercher son bĂ©bĂ© Ă lâhĂŽpital. En deux heures, jâavais tout le nĂ©cessaire pour lâenfant », cite en exemple Rachel, au sujet de ce quâelle surnomme «le Facebook du cĆur». Elle sait que si elle cherche un lift pour lâhĂŽpital de Sainte-Agathe, trois voitures vont se prĂ©senter dans lâheure.
Avant de gagner Ă la loterie, Rachel Lapierre avait ouvert un premier local sur la rue BriĂšre, oĂč elle «avait de la broue dans le toupet » avec sa vie de famille et sa job dâinfirmiĂšre.
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AprĂšs avoir remportĂ© le gros lot de 1000$ par semaine, elle sâest mise Ă consacrer tout son temps Ă lâOBNL. Elle aide les gens ici et ailleurs dans le monde, oĂč elle multiplie depuis trente ans les voyages humanitaires. Une action directe qui lui a dâailleurs valu une invitation Ă Tout le monde en parle il y a quelques annĂ©es.
Lorsquâil nây a pas de pandĂ©mie dans le dĂ©cor, elle organise des pĂšlerinages annuels en Inde pour donner du temps au sein de la congrĂ©gation des Soeurs Missionnaires de la CharitĂ©, fondĂ©e par MĂšre Teresa Ă Calcutta. « JâamĂšne parfois des groupes, des bĂ©nĂ©voles et des Ă©tudiant.e.s, qui mâaccompagnent dans les slums. Ăa change leur vie », raconte Rachel Lapierre.
Le frigo le plus plein en ville
RĂ©alisant que les gens de la grande rĂ©gion de Saint-JĂ©rĂŽme avaient Ă©galement faim, elle a mis un frigo public (et gratuit) Ă la disposition de tous, une grande fiertĂ©. « Les gens Ă©taient sceptiques au dĂ©part, mais on nourrit 200 Ă 250 personnes par jour avec ça. Les gens pleurent devant ou laissent des petits mots gentils», sâenorgueillit Rachel.
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Le frigo se trouve Ă cĂŽtĂ© du quartier gĂ©nĂ©ral de lâorganisme et se remplit plusieurs fois par jour avec les dons en nourriture reçus des cafĂ©tĂ©rias dâĂ©coles, de lâhĂŽpital, des supermarchĂ©s et de quelques restaurants du coin. « On sâarrange pour quâil y ait toujours 200 repas. Parfois des gens en prennent plus dâun, mais on est pas dans le jugement », rĂ©pĂšte-t-elle.
Le travail du Book Humanitaire ne passe pas inaperçu Ă Saint-JĂ©rĂŽme. En effet, lâarmĂ©e de bĂ©nĂ©voles qui sâactive avec les remorques pour aller rĂ©cupĂ©rer et porter des dons jusquâĂ MontrĂ©al a de quoi donner le tournis.
Mme Lapierre dit avoir lâoreille des autoritĂ©s en place, puisque sa recette fonctionne. « Au dĂ©but, la police nâĂ©tait pas sĂ»re, mais notre aide a eu pour effet de rĂ©duire les mĂ©faits. Notre relation avec elle est parfaite. »
Avec une clientĂšle souvent trop dĂ©sorganisĂ©e pour patienter des heures dans une salle dâurgence, lâaccĂšs aux soins demeure le nerf de la guerre. Le but du VR est justement dâembarquer du personnel soignant pour aller Ă la rencontre de ceux et celles qui leur Ă©chappent. Une rencontre avec le CIUSSS local est prĂ©vue la semaine prochaine pour Ă©tablir un plan de match. « Dans cinq ans il y aura peut-ĂȘtre plusieurs autres VR sur la route », lance celle qui nâa pas fini de rĂȘver.
Dâailleurs, le dispensaire roulant est dĂ©jĂ une chose du passĂ© Ă ses yeux et elle explore son prochain chantier. « Jâaimerais avoir une grosse cuisine commerciale et un camion rĂ©frigĂ©rĂ© pour aller porter des repas directement aux 75 ans et plus qui ne peuvent se dĂ©placerâŠÂ»
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La ruche de la rue BriĂšre
La pause est terminĂ©e, Rachel Lapierre se remet en marche. Elle doit retourner au quartier gĂ©nĂ©ral. Sur sa route, elle parle Ă tout le monde, propose des petites mĂ©dailles Ă lâeffigie de MĂšre Teresa Ă ceux qui en veulent. « Ces gens pourraient ĂȘtre ton pĂšre, ta sĆur, ton fils », me dit-elle en fendant le petit troupeau devant la porte.
Le quartier gĂ©nĂ©ral de la rue BriĂšre a des allures de ruches. Les bĂ©nĂ©voles courent dans tous les sens dans cette maison vieillotte transformĂ©e en cuisine communautaire et en centrale de rĂ©ception des dons. La fondatrice nâa mĂȘme pas poussĂ© la porte que plusieurs habituĂ©s de la place lâinterpellent. « LĂ , il me reste 40 $ pour mon mois, câest pour ça que je suis ici aussi souvent », explique une dame, Ă qui on promet de prĂ©parer un panier dâĂ©picerie plus substantiel.
âMerci Rachel! Toi tâas un grand cĆurâŠ, soupire la dame, reconnaissante.
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Ă lâintĂ©rieur, Rachel sâexcuse du bordel pendant quâAndrĂ©, un bĂ©nĂ©vole, vient lui rĂ©sumer sa journĂ©e chargĂ©e. « Je suis allĂ© Ă lâaccueil Bonneau ce matin, jâai fait deux banques alimentaires, jâai ramassĂ© des bagels au Bagel Saint-Viateur et jâai deux Costco ce soir. Ah oui, quelquâun nous propose 12 vĂ©los, on accepte? »
âOui, rĂ©pond Rachel Ă celui quâelle qualifie dâange. « AndrĂ©, câest le meilleur quĂȘteux au monde! ». raille-t-elle Ă la blague.
En retrait, Lise, Louise et Jean-François sâactivent dans la cuisine. Rachel nâavancerait Ă rien sans eux, elle le sait. Elle leur dit.
Dans la cour, la pelouse est jonchée de fauteuils roulants, de marchettes, mais on y trouve aussi un jardin communautaire entretenu par des étudiant.e.s du coin.
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Elle me traĂźne jusquâau fameux frigo gratuit, rempli de sandwichs, jus et autres trucs pour le lunch. Des boĂźtes de tomates cerises sont dĂ©posĂ©es devant. Un homme sâamĂšne au mĂȘme moment en titubant.
« Bonjour monsieur, ça va bien? », demande Rachel.
âĂa irait mieux si jâĂ©tais pas obligĂ© de venir ici, rĂ©pond lâhomme, qui explique devoir survivre avec 15$ en poche aprĂšs avoir payĂ© son loyer, sa nourriture et ses comptes.
Rachel lui propose de revenir à 15h pour lui offrir une épicerie plus substantielle. Le monsieur accepte, ému.
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« Connaissez-vous MÚre Teresa? », lui demande alors Rachel.
â Oui oui, celle aux Indes? , demande lâhomme.
Sâil y en a effectivement eu une en Inde, il y en a aussi une Ă Saint-JĂ©rĂŽme.