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La manifestation contre la brutalité policière est-elle toujours nécessaire?

La manifestation contre la brutalité policière est-elle toujours nécessaire?

15 mars : symbole de lutte ou souvenir d’un autre temps.

Par
Jean Bourbeau
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Chaque 15 mars, des militants se rassemblent, fidèles au rendez-vous. À 13h12 précises, sous les arches du métro Lionel-Groulx, ils convergent dans un clin d’œil assumé au code ACAB, symbole d’un combat qui refuse de s’éteindre. Cette année, le Collectif 15 mars, successeur du défunt Collectif opposé à la brutalité policière (COBP), perpétue une tradition désormais inscrite dans l’ADN militant montréalais.

Mais force est de constater que ce rituel printanier vacille. Loin de l’époque où la manifestation remplissait les rues et faisait immanquablement la une des journaux, elle peine désormais à retenir l’attention. Noyée dans un flot d’urgences mondiales, éclipsée par les secousses politiques d’un Trump toujours aussi imprévisible, la répression policière, jadis au cœur du débat, semble se dissoudre dans le bruit ambiant.

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Pourtant, derrière cette mobilisation en déclin, un noyau dur subsiste. La question demeure : son message résonne-t-il encore? Pour en saisir l’évolution et la pertinence, j’ai rencontré Simon*, membre du collectif organisateur.

Pour lui, parler d’essoufflement serait une erreur. Au contraire, le mouvement visant à contester le rôle de la police ne fait que grandir.

« De plus en plus de gens prennent conscience du caractère répressif des forces de l’ordre. Les budgets du SPVM continuent de gonfler, tandis que la santé, l’éducation et le communautaire peinent à survivre. Ces fonds pourraient être investis directement auprès des citoyens, soutenir les organismes qui répondent aux besoins des communautés marginalisées. Mais on préfère miser sur la répression plutôt que sur la solidarité. »

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En 2024, les dépenses réelles du SPVM ont dépassé les prévisions budgétaires, atteignant 874,5 millions de dollars – soit 53,5 millions de plus que prévu. Une hausse principalement due aux heures supplémentaires des policiers, largement mobilisés lors des manifestations de travailleurs et des rassemblements propalestiniens.

Pour Simon, la répression policière n’a rien d’un phénomène nouveau. Mais en période de polarisation, elle s’intensifie. « Quand la population est sous pression, elle se divise, et c’est précisément là que la police opère en toute impunité. »

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« On a parfois l’impression que la police attend cette journée pour se défouler », enchaîne-t-il, dénonçant un dispositif répressif devenu une routine bien rodée.

Mais pour le Collectif 15 mars, le problème ne se limite pas à la gestion musclée de ces rassemblements réputés pour brasser. L’enjeu médiatique est tout aussi préoccupant. « Dès qu’une vitre explose ou qu’un policier reçoit un jet de peinture, c’est tout ce qu’on retient. Personne ne cherche à comprendre pourquoi il y a révolte. » Une couverture biaisée qui, selon lui, évacue le fond du message, alimente la méfiance envers les médias et participe à la marginalisation du mouvement.

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Car si la brutalité policière reste une réalité bien concrète pour de nombreuses personnes marginalisées, l’image du 15 mars, elle, continue d’effrayer. « Beaucoup de gens sont d’accord avec la cause, mais ils ne veulent pas être pris dans ce qui vient avec. Même si, honnêtement, c’est bien plus smooth depuis trois ou quatre ans. »

Dès la sortie du métro, le décor s’impose. Une marée noire de manifestants fait face aux cordons serrés des policiers, leurs GoPro fixées au bout de longues perches, capturant chaque mouvement. Dans la foule, les passants s’arrêtent, hésitants, pris entre la curiosité et la confusion.

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En ce samedi après-midi baigné d’une chaleur hâtive, une mère de famille, un itinérant, un vieil homme chargé de provisions, tous observent, désorientés, ce face-à-face se déroulant sous haute tension. Les forces de l’ordre encerclent lentement le cortège, resserrant l’étau à pied, à vélo, à cheval, vêtues de leur armure antiémeute. Les altercations éclatent, les mots frappent d’une part et d’autre, rarement cordiaux.

Visiblement, la haine éclipse le soleil.

Un collègue m’avait suggéré d’aborder cette manifestation comme un match de sport, une sorte de derby entre adversaires historiques aux stratégies bien rodées. D’un côté, l’escouade tactique, disciplinée, prête à verrouiller le jeu. De l’autre, le Black Bloc, insaisissable, multipliant les esquives. Mais ce qui se déroule sous mes yeux n’a rien d’un jeu.

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Au cœur du cortège, une manifestante défend avec ferveur la nécessité de cette marche. Pour elle, plus que jamais, elle doit perdurer. « Maintenir cette tradition est important pour l’identité de Montréal. C’est un rapport de force avant tout symbolique, mais qui garde tout son poids dans une ville où les droits citoyens s’envolent. Imagine si on abandonnait. Si elle disparaissait? »

Dans la foule, les keffiehs abondent, symboles d’une contestation fédératrice. Depuis la reprise du conflit, la cause palestinienne s’est profondément enracinée dans les luttes locales, cristallisant l’indignation. À Montréal, la répression musclée des mobilisations propalestiniennes a servi de détonateur, ravivant la colère du 15 mars.

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Un manifestant dénonce la privatisation grandissante de la répression, où sécurité privée et police publique opèrent désormais main dans la main. « Les agents de sécurité, les Garda et compagnie, financés par la Ville et les universités, appuyés par le SPVM… Ce sont eux qui nous pourrissent la vie pendant qu’on tente de dénoncer un génocide qui se déroule sous nos yeux. »

Un cri de ralliement fuse, sans ambiguïté : « Un flic, une balle, justice sociale. »

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La tension est déjà palpable lorsque la marche s’engage, hésitante, sur l’avenue Atwater. À peine quelques mètres ont été parcourus que l’atmosphère se charge d’électricité. L’escouade antiémeute, visiblement impatiente d’en découdre, laisse filtrer des provocations à travers les casques et les boucliers, dans une parodie de cour d’école :

« Quand on va vous rentrer dedans, ça va fesser en tabarnak. »
« Ça s’en vient, ça s’en vient… »
« Ça va faire mal. Ostie que vous êtes pas prêts. »

Un policier me fixe droit dans les yeux, sans remarquer l’appareil photo que je tiens en main. En retrait de la manifestation, une poignée de journalistes, à peine. La majorité des photographes sur place appartiennent à cette nouvelle vague de parajournalisme qui s’affairent à couvrir chaque instant pour les réseaux sociaux.

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On murmure que trois undercover se sont infiltrés dans le peloton alors que quelques graffitis sont griffonnés à la hâte, qu’apparaissent des fumigènes épars et de petits feux d’artifice verticaux… Rien qui évoque les éditions post-2012, où les premiers mètres suffisaient à déclencher les hostilités, mais la police n’a pas le cœur à la fête.

Après avoir buté sur un mur de boucliers sans tenter de le franchir, le cortège bifurque autour du métro. C’est là que les forces de l’ordre jugent le moment opportun pour frapper.

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Les pancartes sont arrachées, déchirées, le « gros gun » pointé. Un photographe d’un certain âge, jugé trop téméraire, est violemment projeté au sol. Il s’effondre dans un fracas de plastique, ses caméras éclatant contre l’asphalte.

Premier jet de poivre. Le cordon se brise. Second jet. La manœuvre se précise : quelques manifestants sont isolés, plaqués au sol, maîtrisés. Au milieu du chaos, la bannière noire et rouge, symbole du mouvement, est saisie.

Puis, plus rien.

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Le poivre se répand. Sans lunettes de protection, une brûlure vive brouille ma vision instantanément. À tâtons, je continue de déclencher mon appareil, sans savoir ce que je cadre, trébuchant presque sur un banc de neige, complètement désorienté.

Une jeune samaritaine m’attrape par le bras et me verse un mélange artisanal de Maalox directement dans les yeux. La brûlure s’apaise au contact du liquide laiteux, un semblant de vision revient.

Autour de moi, d’autres suffoquent, pris dans la même tempête orangée. Une dame âgée, victime collatérale, est aidée par un manifestant qui lui rince le visage avec la même mixture improvisée.

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La deuxième vague d’intervention frappe. La police charge vers le métro, renversant une nouvelle série de manifestants.

Un groupe tente de se réfugier sur les quais, mais les agents les traquent, les encerclent jusqu’à ce qu’ils embarquent, serrés, dans un wagon, sous une pluie d’insultes.

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Un jeune homme, caméra à la main, est bousculé sans raison. L’un des policiers en profite pour lui arracher sa tuque et la lancer au sol, dans un geste qui tient plus du bullying que du maintien de l’ordre.

« Lors de manifestations, le rôle du SPVM est de s’assurer que celles-ci se déroulent dans la paix, le bon ordre, la sécurité des personnes et des biens, et qu’elles se fassent dans le respect des lois et règlements en vigueur ainsi que de la Charte des droits et libertés. Le SPVM adapte ses opérations en fonction de chaque situation et du comportement des gens », me rappelle laconiquement à l’écrit une chargée des communications, déclinant par le fait même toute demande d’entrevue au sujet de cette tradition de la mi-mars.

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À l’extérieur, l’adrénaline retombe. Un panier à salade s’avance lentement, prêt à embarquer la cuvée 2025. Bilan officiel : six arrestations pour voie de fait et entrave. Une édition bouclée en quelques heures, aussi navrante que classique, annonçant les 30 bougies de l’an prochain.

La tradition tiendra-t-elle le coup? Une chose est sûre : le visage de la répression, lui, ne vieillit pas.

*Prénom fictif utilisé pour protéger l’identité du témoin.