Logo

La lecture à travers les limbes pandémiques

Suis-je le seul à ne pas finir ses livres?

Par
Jean Bourbeau
Publicité

Du plus loin que je me souvienne, la lecture a toujours occupé une place privilégiée dans ma vie. À plusieurs reprises, j’ai fermé des romans l’esprit chaviré, sachant que ma façon d’aborder le monde venait d’être bouleversée. Les voyages qu’elle m’a conférés m’ont aidé à avancer plus outillé dans les brouillards de l’inattendu. Nous n’avons jamais eu pour autant une relation paisible. Lire comme écrire est une pratique déchirante qui doit sans cesse être entretenue comme un vieux muscle paresseux.

Mais ces deux dernières années, une ombre grandissante s’est invitée dans mon rapport avec la lecture. Elle n’a jamais semblé aussi laborieuse. Voilà, c’est dit. Terminer un livre est devenu une tâche exigeante. Une angoisse que j’ai longuement gardée secrète, par égo, mais au fil des échos récemment entendus à ce sujet, j’ai réalisé que je n’étais pas un cas isolé. Loin de là.

J’entends une amie me dire qu’elle achète des livres presque juste pour se déculpabiliser de ne plus lire. Un autre qui peine à se rendre à la moitié de chaque bouquin entamé. Pourtant d’anciens étudiants en lettres, mais l’intérêt n’y est plus.

Publicité

Pour ma part, le plaisir du texte ne s’est pas dissipé. Bien au contraire, mais mon glissement semble davantage dû à l’absence de calme durant la lecture, la perte d’attention, le manque de momentum, l’impossibilité de plonger sans filet.

Une sensation désagréable que le texte m’échappe. Je termine une page sans me rappeler de son contenu.

En cette période galvanisée d’étrangetés, le désir d’évasion semblerait pourtant plus nécessaire que jamais. Se retrouver dans un univers lointain est, après tout, synonyme de liberté. N’empêche, dans le silence de mon salon, j’en arrache. Ma tête semble constamment sollicitée par l’appel des vibrations au creux de ma poche.

Au premier confinement, il y avait cette volonté de ralentir le rythme, de vivre plus calmement malgré le tumulte. Mais nombre d’entre nous, et j’en fais partie, se sont accrochés à leur téléphone cellulaire comme une bouée dans la tempête. Tôt ou tard, la frénésie de stimuli qu’il met de l’avant allait finir par nous rattraper.

Est-ce que ma lecture est aujourd’hui une victime de l’angoisse du moment ou plutôt de ma connectivité effrénée?

«La crise nous a demandé toute une réorganisation, faisant en sorte que la lecture n’était plus au haut de l’échelle.»

Publicité

J’ai fait un test hier soir avec La plus secrète mémoire des hommes, une œuvre séduisante signée Mohamed Mbougar Sarr. Je dévore les pages avec appétit, émerveillé devant sa prose, quand soudain, presque assommé, je réalise que je suis en train de m’abrutir devant des compétitions de bras de fer et des corps aux formes absurdes entre deux flips de tacos birria. Un sentiment troublant de perte de contrôle.

Je cache mon cellulaire, honteux de cette saveur de dépendance en bouche.

Publicité

Devant pareille évidence, j’ai voulu en apprendre davantage sur les habitudes de lecture pandémique. J’ai questionné trois acteurs du milieu de la littérature : une autrice, une enseignante et un libraire, pour savoir si, eux aussi, déposent leurs signets plus facilement qu’auparavant.

« Pendant le premier confinement, il y a eu une petite panique tout à fait normale, lance l’autrice Claudia Larochelle au bout du téléphone. Plusieurs bons lecteurs ont eu du mal à lire en voyant leurs habitudes chamboulées. La crise nous a demandé toute une réorganisation, faisant en sorte que la lecture n’était plus au haut de l’échelle. Je n’ai moi-même pas une si grande capacité de concentration, mais lors de la première vague, je me rappelle, ça m’avait beaucoup affectée. Je n’étais pas la seule incapable de me plonger dans une histoire, et je pense que ce qui se passait dans le réel était tellement surréel que nous n’avions plu autant besoin de la fiction. »

«L’offre de divertissement à l’intérieur de la maison est si grande qu’elle a eu un impact évident sur notre lecture.»

Publicité

À savoir si la littérature est victime d’une dépendance croissante au virtuel, elle abonde dans ce sens : « Les réseaux sociaux me sollicitent énormément et les plateformes de visionnement presque tout autant. L’offre de divertissement à l’intérieur de la maison est si grande qu’elle a eu un impact évident sur notre lecture. La panoplie de séries, de balados de qualité… Je suis la première à en être victime. Nous allons vers le besoin d’évasion le plus facile. »

À écouter les propos d’une personnalité bien en vue dans la scène littéraire, je me demande si ce n’était pas ça que je cherchais insidieusement derrière cette enquête; me rassurer.

Claudia Larochelle développe : « Lorsque je prends un bain, au lieu de lire, je me laisse prendre à être sur mon téléphone. Il faudrait vraiment que je trouve une façon d’équilibrer cette addiction, dit-elle, songeuse. Ça vient empiéter sur ma profession. Ça m’angoisse énormément alors si c’est inhérent à mon travail, j’imagine que c’est dur, voire pire, pour ceux et celles de qui ce n’est pas le gagne-pain. »

Publicité

Malgré ce grand dérangement, elle est toujours optimiste pour le futur de la littérature : « Je ne pense pas que ce sera toujours comme ça, nous sommes dans une vague. On va toujours revenir au livre. Les gens sont fidèles au papier. Nous sommes dans un cycle polyamoureux. On l’intègre avec autre chose, mais on ne l’abandonne pas. On va y rester fidèle, malgré les nombreuses tentations si légères et délicieuses », conclut-elle, ricaneuse.

Après de brèves recherches en ligne, je découvre que ce combat ne date pas d’hier, ni de la pandémie. Les articles foisonnent, surtout dans les médias anglophones. Ça fait des années que l’inquiétude s’est installée, que des chercheurs investiguent le phénomène.

Publicité

Nous sommes donc un nombre croissant dans cette situation de culpabilité, désireux et désireuses de s’affranchir et d’épouser entièrement les mots, mais cérébralement menottés à remiser le bouquin aux deux pages pour se perdre dans un algorithme abstrait qui nous connaît de mieux en mieux.

Andy Perluzzo est chargée de cours en littérature à l’université McGill. Elle compare d’emblée la différence entre la lecture et les loisirs de visionnement.

« C’est évidemment plus dur de lire que quelconque visionnement, concède-t-elle. Que ce soit une série ou des futilités sur ton cellulaire, c’est une gratification instantanée avec une limite de temps connue. Avec un livre, tu ne sais jamais la durée exacte ni le degré de difficulté. On nage dans un bien plus grand inconnu. Et quand tu regardes un film par exemple, tu peux avoir ton cellulaire proche, tu peux faire les deux choses simultanément, on le fait tous. Mais avec un livre, tu arrêtes le processus actif de consommation. »

Publicité

Je lui demande si notre imagination n’est donc pas de plus en plus paresseuse.

« C’est une question intéressante, dit-elle. Elle me fait penser au fait que les livres adaptés à l’écran deviennent toujours plus populaires par après. Alors que l’univers plastique de l’écrit est connu, nous n’avons plus à faire de choix créatifs dans notre propre imaginaire. »

Autour d’un café à l’extérieur, nous énumérons les solutions pour aider ma perte d’attention : restreindre l’accès au Wi-Fi, me soumettre à un agenda rigide, lire des nouvelles courtes, faire de la méditation, écouter de la musique ambiante, etc. La liste est longue et abondante.

Publicité

« Au début, j’avais besoin de lire pour me rassurer. Une certaine forme de protection dans le chaos, souligne la jeune enseignante. Aujourd’hui, je suis revenue à des habitudes de lecture plus normales. Mais je suis d’avis que le focus demeure dur à conserver en général. »

« Je crois également que plusieurs ont abandonné la lecture en temps pandémique parce qu’ils se sont dit : “J’ai le temps, je vais enfin pouvoir lire un grand classique” et il se sont retrouvés confrontés à quelque chose d’éprouvant qui les a fait décrocher de leurs ambitions initiales, poursuit-elle. Je leur conseillerais de trouver un livre amusant peu importe son genre et son statut dans l’histoire. »

«Avec tout le temps que l’on a sous les mesures, comme en ce moment ce couvre-feu, les loisirs n’ont plus la même saveur. On n’en profite pas de la même façon.»

Publicité

Shawn Cotton, libraire au Port de tête sur Mont-Royal, rebondit sur les propos d’Andy Perluzzo : « Nous n’avons jamais vendu autant de Proust! » Révélant que l’une des lectures les plus intimidantes du corpus français a trouvé acheteurs durant la pandémie.

« Personnellement, quand la crise s’est installée, ça m’énervait d’être confronté à des intrigues complexes à plusieurs personnages quand tu es tout seul sans pouvoir voir tes proches, raconte-t-il. Je me suis donc rabattu sur la poésie. »

« Et puis tout était débalancé, il n’y avait plus les mêmes référents du quotidien à s’échapper. Le plaisir de lire est différent étant donné que nos obligations ont changé. Avec tout le temps que l’on a sous les mesures, comme en ce moment ce couvre-feu, les loisirs n’ont plus la même saveur. On n’en profite pas de la même façon. »

Entre deux clients à la caisse, je lui demande depuis combien de temps l’achalandage en boutique n’a pas dérougi.

« D’une perspective de vente, ça a été deux années exceptionnelles, répond-il. Les gens ont beaucoup investi dans la culture, mais est-ce qu’ils finissent leurs livres? Bonne question. »

Publicité

Sur ma difficulté à terminer un roman, le libraire souligne : « Je ne suis pas le seul à s’être tourné vers la poésie. Le genre n’a jamais été aussi populaire. Et ça peut rejoindre cette notion d’attention à la dérive. Tu peux l’ouvrir, lire un poème et le déposer sans perdre le fil. C’est une consommation beaucoup plus instantanée qu’une œuvre romanesque. »

Alors que l’actualité a pris une place prédominante dans notre quotidien, où les mesures forgent nos agissements, sculptent nos opinions et que la distance des proches amplifie le velcro de notre l’écran de cellulaire, j’ai peine à croire que Moby Dick sera une éventualité prochaine pour ma part. Je fantasme à l’idée de, mais je tâcherai d’abord de terminer la centaine de pages qu’il me reste du dernier Goncourt.

Publicité

J’espère que le jour n’est pas trop loin où je pourrai mieux jongler avec la culpabilité et les constats fatalistes. Une page à la fois, je devrai affronter ces obstacles tel un acte de résistance contre le minotaure virtuel. Car malgré l’incertitude, la littérature est toujours là, confronte, questionne. Après tout, c’est son rôle premier.