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Alors qu’Urbania lance son spécial Anglos, le Québec est en train de se scinder en deux nouvelles solitudes : ceux qui aiment et ceux qui détestent la reprise de La guerre des tuques par Vidéotron. J’ai demandé à Maripierre D’Amour et à Rock Demers comment ils se sentaient dans tout ça.
Maripierre D’Amour avait dix ans lorsqu’elle a répété «t’as un trou dans ta mitaine» à peu près cinquante fois. Elle incarnait Sophie dans La guerre des tuques. C’est une drôle de surprise qu’elle a eue lorsqu’elle a vu le pastiche, devenu viral, qu’en a fait Vidéotron. Elle n’était pas fâchée pour aller manifester avec des pancartes, mais avait, disons-le comme ça, un petit goût sûr dans la bouche. Même si, au fond, elle trouve que la pub est bien faite et même si, comme tout le monde, elle avoue avoir ressenti un petit frisson en voyant la célèbre scène du baiser au fort. «Je ressens un malaise qu’on pervertisse une œuvre qui fait partie de notre patrimoine culturel pour faire la promotion d’un bien mercantile», résumerons-nous, même si elle en aurait beaucoup plus long que ça à dire sur le sujet.
Maripierre n’est pas la seule à s’être sentie dépossédée de son enfance à la vision de cette publicité. Plusieurs enfants de la génération des Contes pour tous se sont sentis trahis. Comme si toutes les belles valeurs incarnées dans La guerre des tuques, Opération beurre de pinottes et Bach et Bottine avaient été résumées en trente secondes par «tout s’achète».
Personnellement, j’ai adoré la pub réalisée par Sid Lee et j’ai trouvé qu’on montait vite aux barricades, comme d’habitude. Mais surtout, je ne pouvais imaginer que le père des Productions La Fête, celui qui a donné à l’enfance ses contes les plus magiques, ait succombé vilement à l’appât du gain. Il devait y avoir une explication. Ma pire crainte étant qu’Éléphant, le projet philanthropique, qui tient tant à cœur Pierre Karl Péladeau, se révèle enfin, comme plusieurs le soupçonnent, pas seulement philanthropique, et que les droits de La guerre des tuques aient été usurpés sans scrupules par Vidéotron via son beau programme de restauration du cinéma québécois. J’imagine parfois de telles théories du complot et, en parlant avec Maripierre, j’ai réalisé que je n’étais pas la seule à avoir pensé ça. J’ai mis ça au clair avec Rock Demers: non, les droits de La guerre des tuques ne lui ont pas été volés.
Rock Demers fête aujourd’hui ses 80 ans, et cette pub de Vidéotron est le plus beau cadeau qu’on ait pu lui faire. Il était vraiment content qu’on réactualise le film phare de sa production. «Ça fait une bonne publicité pour le DVD qui est toujours en circulation, d’autant plus que la pièce de théâtre La Guerre des tuques sera présentée en février au Musée national des beaux-arts du Québec, que nous travaillons présentement sur la version 3D du film, et que les gens peuvent maintenant visionner l’ensemble des Contes pour tous sur Éléphant», m’a-t-il dit. Je ne suis pas revenue sur cette idée de version 3D, on avait déjà assez de cette chose, la pub de Vidéotron, à discuter.
Le tout s’est fait dans les règles de l’art. On lui a montré le scène à scène, on l’a consulté, et on l’a invité au tournage. «Ça nous fait une belle pub et ça associe Vidéotron à un produit québécois. C’est gagnant gagnant», m’a-t-il dit. Pour Vidéotron, c’est en effet gagnant: plus de 80 000 personnes sont allés tester leur nostalgie sur YouTube.
Quand je lui ai expliqué que plusieurs de mes congénères avaient été heurtés par cette perversion capitaliste de leur classique d’enfance, Rock Demers semblait ne pas comprendre pourquoi on s’en faisait autant. «Je trouve intéressant que la question soit posée, m’a-t-il répondu. Je sais que plusieurs prennent ça avec humour, d’autres sont heurtés. Ça dépend du point de vue. Le mien, c’est qu’on donne une seconde vie au film, ça nous permet de rejoindre une autre génération, 28 ans après sa sortie. Ceux qui s’offusquent manquent probablement d’information sur la façon dont fonctionne la distribution des films. Si les gens étaient plus conscients, ils comprendraient que cette publicité garde le film en vie».
D’aucuns diront que La guerre des tuques, contrairement à d’autres films du répertoire québécois, avait fait ses frais depuis longtemps et était loin de tomber dans l’oubli. Mais les dernières années n’ont pas été aussi clémentes pour les Productions La Fête et pour Rock Demers, qui compte encore produire «une couple de contes pour tous». «Financer ces films est tellement difficile aujourd’hui, parce qu’ils répondent difficilement aux critères de financement du cinéma québécois, m’a-t-il expliqué. Dans les années 80-90, c’était la qualité du scénario qui primait. Aujourd’hui, c’est le potentiel au box-office. Or, dans un film pour enfants, les acteurs sont rarement de gros noms : ils ont huit ou dix ans! Et les enfants paient moitié prix quand ils vont au cinéma, ça rend difficile de récupérer l’investissement de production».
Je savais un peu tout ça, mais l’entendre de la bouche de Rock Demers, ça m’a donné envie de dire des gros mots. Et les droits reçus pour la reprise du film par Vidéotron ne suffiront pas à produire le dixième d’un conte pour tous : «c’est des pinottes», m’a-t-il révélé, me laissant croire que son intérêt était réellement de donner une seconde vie au film.
À la fin de notre discussion téléphonique, j’étais assez à l’aise avec monsieur Demers pour lui demander s’il avait compris la blague «Tu t’es checké-in au fort».
– Non, je ne l’ai pas comprise. Vous?
C’est alors que j’ai entrepris d’expliquer à Rock Demers que se «checker in», quand on a un téléphone intelligent, ça veut dire qu’on indique à tous nos contacts sur les réseaux sociaux à quel endroit on est, et que, dans le contexte de la publicité, c’est drôle que Luc se check-in au fort parce que normalement, on se check-in dans des lieux à la mode pour montrer comment on est cool, mais que là c’est le fort de La guerre des tuques, un film des années 80, époque où on n’avait pas de téléphones intelligents.
Je n’ai pas senti beaucoup de réaction au bout du fil. De toutes les belles valeurs qui nous avaient été inculquées par les Contes pour tous, il restait ça. Pas que ça, mais ça, entre autres. Je nous ai trouvé petits en titi.
À la fin de notre discussion, monsieur Demers m’a dit de le rappeler si jamais les gens de ma génération avaient d’autres questions pour lui. Peut-être qu’on pourrait commencer avec des choses simples, comme «Comment vivre heureux jusqu’à 80 ans?» «Comment trouver l’âme sœur?» ou «Quel est le sens de la vie?». Ça ne le disait pas, dans La guerre des tuques.
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