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Pourquoi se rendre à Paris si on ne peut pas voir la tour Eiffel? Pourquoi se déplacer en Arizona si on ne peut pas contempler l’immensité du Grand Canyon? Pourquoi voyager à New York si on ne peut apprécier la vue panoramique du haut d’un gratte-ciel? Pourquoi faire du pouce jusqu’en Colombie-Britannique si ce n’est pas pour se prendre en photo devant les Rocheuses?
Anne Jarry est beaucoup de choses : elle est professeure à l’École d’optométrie de l’Université de Montréal. Elle est championne paralympique de goalball. Elle est une grande voyageuse. Et elle est aveugle.
Ça peut faire sourciller, que d’apposer l’adjectif “voyageuse” au nom “aveugle”. Parce qu’après tout, la traduction anglaise de “tourisme” n’est-elle pas “sightseeing”, ou littéralement “profiter de la vue”?
Ainsi, Anne a toujours un peu l’impression d’affronter les stéréotypes, quand elle dévoile son passeport estampé à des étrangers : “Les gens me le disent pas ouvertement, mais plein de monde pense que c’est inutile de voyager si on ne peut pas en ramener des souvenirs visuels.”
Rien pour aider, le marketing touristique fait habituellement appel à un vocabulaire qui privilégie la vue aux autres sens. “Une vue à couper le souffle!” pour vendre des paysages, ou encore “Il faut le voir pour le croire!” pour évoquer le charme indescriptible d’un endroit.
Pourtant, en 2016, il est littéralement possible de google-street-viewer son parcours jusqu’à n’importe quelle merveille du monde. Mais ces pixels ne suffisent pas : on veut se rendre en personne pour apprécier, sentir et “vivre” l’inconnu.
C’est parce que le voyage fait appel à bien d’autre sens, comme me le détaille Anne Jarry. “Qu’est-ce qu’on fait, à un retour de voyage? On parle des gens qu’on a rencontrés, des découvertes culinaires qu’on y a faites, etc.”
LA VUE EST UN SENS PARMI D’AUTRES
On dit souvent que le sens olfactif est le plus puissant, celui qui imprègne les souvenirs les plus impérissables. Une odeur particulière peut nous ramener en une seconde dans l’ancienne maison de ses grands-parents, ou nous rappeler le gel de douche de son ex.
“Mais la vue demeure à 70% le sens principal, celui avec lequel on découvre le monde. Cependant, ça ne veut pas dire qu’il est impossible de le faire avec le 30% restant!”
Tellement qu’on enregistre peut-être même mieux les informations, sans la vue.
Anne Jarry explique que les personnes voyantes tombent rapidement sur le “pilote automatique”, même lorsqu’elles sont dans des situations d’exploration, comme en voyage. “Quand tu vois, tu es dans un mode apprentissage secondaire. Ton cerveau capte l’information comme un automatisme. Quand tu ne vois pas, tu as cette obligation à plus te concentrer pour recevoir les informations sur ton environnement, et donc mieux les retenir.”
Et sinon, il y a moyen d’aller chercher les informations autrement. Le meilleur exemple qu’Anne peut me donner, c’est alors qu’elle était sur l’océan Indien et que, autour d’elle, tous les passagers s’exclamaient, fascinés par la grosseur des poissons à proximité.
“J’ai donc décidé de prendre un bout de pain, comme appât, et j’ai plongé ma main dans l’eau. Le poisson m’a mordu, et je peux dire que je n’oublierai jamais la grosseur de ce poisson!”
D’où l’importance d’opter pour des expériences multisensorielles. “Par exemple, je ne peux pas ressentir l’expérience cubaine si je reste dans un hôtel. Je préfère rester dans une casa particular.”
LA QUÊTE DE L’ÉTRANGER PERMET DE MIEUX APPRÉCIER LA VIE
Le voyage est également une fabuleuse façon de dépasser les limites d’une déficience qu’elle soit visuelle ou autre. En explorant le monde, on découvre de nouveaux filtres et de nouveaux codes.
“Voyager m’a donné l’opportunité de faire de la plongée sous-marine. Dans l’eau, on n’entend pas. Je devenais sourde et aveugle et j’avais donc un code didactyle pour signifier à mon guide quand je voulais remonter à la surface.”
Mais l’eau a également cette propriété étonnante de magnifier la vue : “L’eau agit comme une loupe : le petit résidu visuel qui me reste était amplifié. Tellement que je pouvais mieux voir sous l’eau que dans mon quotidien.”
Évidemment qu’elle trouvait ça extraordinaire : “J’étais frigorifiée! Je grelotais, mais je ne voulais pas remonter à la surface. C’était une façon de stimuler mon cerveau que je n’avais jamais connue. J’ai adoré ça.”
VOYAGER SANS INSTAGRAM, C’EST AUSSI MERVEILLEUX
C’est un peu symptomatique de la jeune génération, branchée sur son téléphone intelligent et les réseaux sociaux. La visite d’un nouvel endroit va nécessairement se traduire en une prise de photos, qui va se retrouver sur le web. Comment se vit cette réalité quand on est malvoyant, et que la photographie est inaccessible?
“Je prends pas de photos vraiment. J’accumule mes souvenirs autrement, sous la forme de petites sculptures miniatures que je collectionne au fil de mes voyages. Souvent, à l’effigie de l’endroit où je me trouve : des tours Eiffel, des châteaux, des maisons, etc.”
Mais reste que la technologie demeure un incontournable, pour Anne : “J’utilise quand même mon iPhone pour enregistrer des vidéos, pour capter des sons et l’ambiance. Et là, je fais ma propre vidéodescription : je narre l’action dans laquelle je me retrouve, le lieu où je suis, etc. Ça me permet de revivre certains moments lorsque je suis de retour à la maison. C’est plus intéressant qu’une simple photo.”
Dans le fond, ça doit être pas mal de voyager sans avoir le nez collé sur un écran de téléphone.
L’EXPÉRIENCE EST DIFFÉRENTE, POUR LE MEILLEUR ET POUR LE PIRE
Anne Jarry est quand même consciente qu’elle passera à côté de certaines choses en tant que globetrotteuse non-voyante.
“L’être humain aime s’émerveiller, s’extasier, se laisser prendre par le moment ou par l’émotion. On veut s’étonner devant la tour Eiffel. Malheureusement, nous, les aveugles, on a tendance à intellectualiser… c’est notre manière de vivre les événements, mais ça nous empêche de les vivre spontanément.”
Tout cela dépend également, évidemment, de la condition de chaque personne. “Une personne qui n’a jamais vu ne vivra pas le voyage de la même façon qu’une personne qui a déjà eu une vision, mais qui l’a perdue pour quelconque raison.”
“Moi qui ai déjà vu, j’ai encore certains référents que je peux utiliser, dans mes trajets… mais ces images mentales s’estompent, avec le temps. Les couleurs que t’ont apporté la vue finissent par ternir, et cela a une influence sur l’expérience de voyage, c’est sûr.”
De manière plus pragmatique, il y a d’autres désagréments qui ponctuent les itinéraires des voyageurs aveugles. En commençant par l’aéroport.
“Les agents ne sont pas toujours formés à recevoir une clientèle non voyante. Ils sont parfois maladroits. Souvent, on nous propose de nous mettre en fauteuil roulant, puisque ce sera plus facile de nous déplacer à travers les passants et les allées…”
“Je trouvais ça spécial, au début. Mais j’ai accepté, à un moment donné, car j’étais fatiguée d’expliquer ma condition. Pour l’occasion, je me rendais à un camp de sélection, pour l’équipe nationale de goalball, à Calgary, en vue des Jeux paralympiques…”
Le sourire dans la voix, Anne Jarry m’avoue : “Je l’ai surtout fait pour imaginer le sourire de mon coach de l’époque, qui attendait sa joueuse à l’aéroport, et qui l’a vue arriver en fauteuil roulant! La face qu’il a dû faire!”
Prochaine destination? Le Pérou. “Pour pratiquer mon espagnol, et pour en apprendre plus sur la culture inca.”
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Pour lire un autre texte de Kéven Breton : “J’ai porté du parfum de femme pendant un mois”