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La gestion de l’absurde

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« Si au moins j’enseignais la littérature française, je pourrais aborder avec mes étudiants le théâtre de l’absurde lors du retour en classe… »

Mon amie enseigne la littérature québécoise au Cégep depuis quatre ans. Ses paroles, teintées de tristesse et d’ironie, témoignent certes de sa passion – pas donné à tout le monde de trouver du réconfort dans des blagues d’Ionesco, de Beckett et d’Ubu Roi- mais aussi de son sentiment d’impuissance. La grève étudiante, reconduite hier pour une autre semaine, dure à son Cégep depuis le 5 mars.

Mon amie n’a pas été sommée, contrairement à plusieurs de ses collègues, de donner son cours à l’un des sept étudiants (sur 9000) qui y « avait droit », injonction de la Cour en main.

Lorsque je lui demande comment elle aurait géré si elle avait eu à le faire (tutorat ? révision ? dissertation sur l’enjeu? Dictée punitive avec des textes de Montesquieu – c’était mon idée), le choix de verbe l’a fait sourire. Car depuis le début de la judiciarisation du conflit, me dit-elle, en tant que profs, nous sommes décidemment dans la « gestion de l’absurde. »

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Il y avait en effet quelque chose de profondément absurde avec l’idée des profs qui se voyaient forcés de donner les cours – souvent à un seul élève – tel que superbement démontré par Rima Elkouri dans La Presse cette semaine. Monter une pièce de théâtre à un seul homme, poursuivre des travaux d’équipe en équipe de 1, ne pas avoir le droit de parler de la grève dans un cours qui puise son cursus à même l’actualité, tout ça relevait bien sûr de l’hérésie, d’une profonde absurdité. Absurdité de penser qu’un enseignement atomisé, forcé par la loi, puisse nourrir l’esprit.

Le grand théâtre de l’absurde qui règne en ce moment est prouvé par ce climat de catastrophe nourri par le gouvernement, où la volonté de créer un spectacle est totale. C’est la création de huis clos dans l’enseignement, comme si la transmission du savoir n’était pas un acte collectif mais bien individuel.

Mon amie sait que je suis une romantique de l’éducation, je crois sincèrement en ces profs-qui-changent-une-vie, je crois aux profs comme étincelle, comme bougie d’allumage, aux profs-déclic, aux profs-passion, aux profs qui propulsent dans le sinueux chemin de la curiosité intellectuelle.

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Elle sait aussi que depuis le début du conflit étudiant, elle et ses collègues m’impressionnent. Profs qui signent un manifeste inspirant, sans équivoque; profs qui forment un bouclier entre les étudiants et les policiers ; profs arrêtés, profs qui dénoncent, qui résistent. Profs qui voient clair et qui refusent de se ranger derrière l’opiniâtre mépris du gouvernement. Profs qui se mettent en danger. Profs au cœur de ce grand théâtre de l’absurde dont ils sont aussi les acteurs courageux.

Il y a maintenant quelque chose de profondément absurde devant cette loi spéciale qui s’en vient, à ce lock-out qui fermera les portes de leur salle de classe. En cette loi spéciale qui les contraindra à revenir enseigner au beau milieu de l’été, à des étudiants qui ont vu leur droit de faire la grève bafoué.

Il y a quelque chose de profondément absurde dans l’idée que le climat d’enseignement importe peu, sinon pas du tout. Que les profs doivent dispenser leur cours, leurs matières, dans des contextes de conflits, devant des étudiants blessés, divisés, ignorés. Comme quoi les profs ne servent finalement qu’à faire en sorte que le nombre d’heures minimales de cours soit donné pour éviter le sacro-saint impératif de l’échec. Pour qu’ainsi, le nombre de diplômés ne soit pas en baisse. Pour qu’ainsi, le long fleuve tranquille de la vie économique suive son cours.

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Il y a quelque chose de profondément absurde en cette vision de l’enseignement purement logique et mathématique, un enseignement de compilage d’heures et de remplissage de conditions minimales.

Comme quoi les étudiants et les professeurs sont traités comme des techniciens du savoir, comme fonctionnaires de leur éducation, de leur diplôme.

Me vient en tête l’image du bibelot un peu quétaine, celui avec la Statue de la Liberté ou la tour Eiffel, que l’on brasse pour donner vie à une petite scène d’hiver. Un prof, un élève, une chaise, une craie et un tableau noir (romantique, je l’ai déjà dit), on ferme la porte, on la barre, on brasse le tout, et hop ! Qu’on m’explique comment la matière est donnée, comment les connaissances sont transmises dans un contexte aussi toxique.

Si déjà pour moi, l’idée même des injonctions est difficile à imaginer – comment les quelques étudiants à « recevoir » un cours peuvent-ils assumer, qu’on m’explique le sentiment qui les habite, car je ne comprends pas – l’idée d’une loi spéciale forçant l’enseignement à des étudiants toujours en grève m’est intenable. Il y a quelque chose de profondément absurde dans la pensée que le règne par la force et l’ordre ne viendra pas miner la qualité de l’enseignement.

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Le projet éducatif de notre belle société n’aura jamais été au plus mal, épée de Damoclès, au-dessus de la tête de ces professeurs en prime. Pour l’absurdité de la chose, bien sûr.
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