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La galerie d’une vie cachée dans une maison de Villeray

Le mystérieux artiste de la rue Drolet nous ouvre sa porte.

Par
Jean Bourbeau
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« Quand la température le permet, je sors quelques toiles sur le balcon pour les montrer au quartier. La porte est toujours ouverte », confie Konstantinos Glymenakis en me serrant la main.

Malgré le soleil de l’après-midi, l’obscurité envahit le 5 et demi de la petite rue Drolet, au cœur de Villeray, à Montréal. « Le courant devrait revenir d’ici 30 minutes », ajoute-t-il, incrédule.

À chaque fois que je passe devant cette modeste demeure de briques, je suis captivé par les fresques qui sèchent au soleil. Leur beauté me fascine, mais surtout l’artiste qui les crée : un homme âgé, fragile, et empreint de mystère.

Mais quelle est son histoire?

Nous prenons place en dégageant une pyramide de toiles posées sur une chaise. Dans chaque pièce, des peintures, des calepins, des esquisses. Partout, spatules, pinceaux et cadres s’entremêlent dans un désordre où la frontière entre atelier et lieu de vie se fond magnifiquement.

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Konstantinos Glymenakis m’explique avec fierté que certaines de ses œuvres ont été exposées dans des galeries à Montréal, vendues à Ottawa et même aux États-Unis. Malgré l’installation d’Internet par sa fille pour faciliter la vente en ligne, il préfère ouvrir son atelier à la ville et vendre ses œuvres aux passants. Nombreux sont ceux qui, comme moi, s’arrêtent, intrigués par la bannière qui flotte devant son domicile.

Ses peintures explorent des paysages imaginaires, des souvenirs et des natures mortes. Il passe de l’abstraction à la figuration, utilisant l’acrylique, l’huile, et même l’aquarelle, convaincu que l’essentiel est de créer. « Il ne faut qu’un bout de crayon », déclare-t-il en montrant une série de pierres qu’il a transformées en toiles.

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Nul ne sait combien de toiles il a peintes au cours de sa vie ni combien de temps il passe sur chacune. « Le temps que j’ai, je peins », explique l’artiste à la carrière discrète, mais prolifique. « Devant une toile blanche, tu trouveras ton chemin. La peinture te rapproche de toi-même. »

Aujourd’hui âgé de 86 ans, Konstantinos a grandi dans le petit village d’Anopolis, en Grèce. Issu d’une famille modeste de huit enfants, il entre à l’école ecclésiastique de Crète. « C’était un monastère où l’art occupait une place importante. J’y ai appris à dessiner au charbon, à l’encre et à la peinture à l’huile, » raconte-t-il en feuilletant ses dessins des années 50. « Nous avions un professeur remarquable, un véritable artiste, exigeant et rigoureux. »

Ainsi naquit sa passion pour l’art visuel.

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À sa graduation, le monastère s’oppose toutefois à ce qu’il poursuive ses études dans une école d’art, souhaitant plutôt qu’il devienne prêtre. Chose qui lui était inconcevable.

À cette époque, le service militaire était obligatoire en Grèce, un pays qui peinait à se relever des ravages de la Seconde Guerre mondiale. L’artiste se fait donc soldat.

Après plus de deux ans passés dans la marine, il se retrouve à travailler comme débardeur pour une entreprise américaine à Chittagong, l’un des plus anciens ports du monde situé au Pakistan oriental, aujourd’hui le Bangladesh.

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« Mais qu’est-ce que je fais de ma vie? », se questionne-t-il dans ce carrefour de la planète.

Il embarque seul sur un paquebot et passe plusieurs semaines en mer avant d’accoster à Seattle. De là, il se rend clandestinement à Vancouver, puis prend le train pour Montréal, où il connaît quelques membres de la communauté hellénique. Sans valise ni papier, il dépose son baluchon dans la métropole en 1964.

Bien qu’il continue de griffonner à temps perdu, il met en veille ses aspirations artistiques pour subvenir à ses besoins. Malgré une maîtrise limitée du français et de l’anglais, il trouve un emploi dans une entreprise de textile sur la rue Chabanel.

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Il fait la rencontre de son épouse, une femme d’origine grecque pleine d’amour et d’énergie, avec qui il aura une fille.

Les années défilent et Konstantinos gravit les échelons jusqu’à finalement devenir gérant d’équipe, consacrant près de 25 ans à cet emploi.

C’est dans le tumulte des années 90, au moment d’une retraite forcée par la maladie et du décès de sa conjointe, qu’il renoue avec ses premières amours. « Ma femme me manque encore énormément. Pour ne pas penser à elle, je m’occupe. Je ne peux rester inactif, mes mains doivent travailler. La vie est ainsi faite. »

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Nous descendons au sous-sol, éclairés seulement par la lumière de mon cellulaire. « Je n’ai jamais mis une peinture à la poubelle », dit-il en se tournant sur lui-même, entouré de centaines, voire de milliers de trésors entreposés dans cet espace anonyme de Montréal. On voit que l’artiste crée davantage qu’il ne vend.

De retour à l’étage, il me tend une petite œuvre peinte sur un carton. « Chaque personne qui vient chez moi repart avec quelque chose. »

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Aujourd’hui, le monastère de son enfance, désormais transformé en musée, a été le lieu d’accueil de certaines de ses œuvres. Une douce revanche.

Malgré ses yeux fatigués par les années et les cannes ornant son entrée, je lui demande d’où il tire une énergie créatrice aussi indomptable. « Une force me vient d’en haut, répond-il simplement. Je peindrai toujours, mais ma vie touche à sa fin, mon ami. »

Deux heures après mon arrivée, Konstantinos retourne lentement à son chevalet, indifférent à l’électricité qui manque toujours.

Il doit peindre, mais la porte reste ouverte.

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