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La fois où mon chum a été invité à jouer en Suisse parce que j’ai décidé d’acheter local

So long Amazon.

Par
Anouk Lanouette Turgeon
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Ça commence fin avril en plein peak du confinement mondial, je veux acheter tel disque pour l’envoyer à un gars à Neuchâtel en Suisse. Il s’appelle Nago – le gars, pas le disque. Il a bientôt 70 ans. Il est solide, le type, le genre jamais malade, le genre aussi à ne pas assez craindre la bestiole pour s’enfermer dans son appart et se faire livrer l’épicerie, comme le bon petit vieux docile qu’il n’est pas. Alors j’ai peur pour lui. D’ailleurs je lui ai dit : si tu meurs, je te tue. Voilà. Je l’aime comme ça, Nago, avec une espèce de violence amicale. Grave. Deep.

Tsé parfois, t’as envie de prendre l’avion, même si t’as pas une cenne. Surtout les jours de pluie… ou les jours d’ennui mortel en temps de pandémie. Là, Covid oblige, à défaut de prendre le prochain vol pour l’Inde (j’ai toujours voulu aller en Inde – c’est PAS LE MOMENT, I know), je vais faire autre chose de significatif et de remarquable. Je vais construire un pont au-dessus de l’Atlantique. Avec un disque. Just watch me.

Tsé parfois, t’as envie de prendre l’avion, même si t’as pas une cenne. Surtout les jours de pluie… ou les jours d’ennui mortel en temps de pandémie.

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Précision : ma fille a été suivie à Ste-Justine pendant cinq ans. Atteinte d’une maladie orpheline dégénérative (une mutation sur le gène KIF1A), elle est décédée le 15 novembre 2019 de complications reliées à un virus respiratoire. Lhassa, elle s’appelait. (Elle s’appelle encore Lhassa, fuck l’imparfait – fuck le passé. Le passé imparfait. Et le présent fucked up. Bref.) Nago Humbert était responsable de l’Unité de soins palliatifs pédiatriques à l’Hôpital Sainte-Justine et il a suivi ma fille pendant plusieurs années.

Lhassa

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Il faut savoir que Nago a aussi fondé Médecins du monde Suisse. C’est dire qu’il a deux vies, une ici et une de l’autre côté de la flaque (c’est quoi, un océan, vu de la Lune, mettons). Vous ne voyez pas le lien entre cette information et ma fille et le disque, mais attendez, il y en a un, il s’en vient.

Un jour j’ai mis ce disque et dès le début, sur Prehensile Dream, elle s’est mise à chercher la provenance des sons en poussant des cris de joie suraigus. Ça a duré tout le morceau.

Vers la fin de sa vie – elle était encore en pleine forme – Lhassa a réagi fortement à une pièce du groupe The Bad Plus. Sur l’album Suspicious Activity?. Vous dire que cette enfant ne parlait pas, ne voyait pas, avait l’intelligence d’un poisson rouge probablement, sans aucun développement moteur. Cela dit elle criait très fort quand elle aimait ce qui se passait et elle faisait les plus beaux sourires de l’histoire de l’humanité, toutes catégories confondues. En tout cas. Un jour j’ai mis ce disque et dès le début, sur Prehensile Dream, elle s’est mise à chercher la provenance des sons en poussant des cris de joie suraigus. Ça a duré tout le morceau. Je la tenais dans mes bras, assise face à moi, je me suis mise à pianoter les notes dans son dos, ce qui a ajouté à sa joie. Et a fait de ce moment un des plus beaux souvenirs que j’ai avec ma fille.

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À ce jour je ne suis pas capable de réécouter cette pièce sans brailler ma vie. Mais passons.

Mon conjoint est saxophoniste (Roberto Murray) et il a interprété un extrait de Prehensile Dream avec deux amis (Serge Lavoie, guitare et Simon Pagé, basse) pendant la cérémonie organisée en hommage à notre fille le 29 février (juste avant la fin du monde, malade le timing) chez Sérénité sonore (merci encore Annabelle). C’était bouleversant. Surréaliste. Fou. Magnifique.

Nago était présent à la cérémonie, il a apprécié cette prestation, c’est un amateur de jazz, j’espère qu’il va aimer le disque.

Au fait, eh oui, il y a encore des gens qui écoutent des CD. Qui en achètent. Qui en envoient PAR LA POSTE. That’s how vintage I am.

À Genève. On ne peut pas commander en ligne. Il faut écrire au gars par courriel. SOUPIR.

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OK, enough mise en contexte, venons-en au fait : je veux éviter de passer par Amazon pour faire l’achat du DISQUE – pour toutes les raisons que vous pouvez imaginer et d’autres encore. En explorant quelques plateformes suisses, j’aboutis sur le site d’un disquaire spécialisé en jazz. « Disco Club ». À Genève. On ne peut pas commander en ligne. Il faut écrire au gars par courriel. SOUPIR. Le site internet fait très 1995, je me dis que l’adresse courriel n’est probablement plus valide. J’envoie tout de même un mot. SURPRISE, le gars répond quelques heures plus tard : fermé jusqu’au 11 mai, il m’assure qu’il pourra traiter ma commande dès la réouverture de son commerce. Bingo. Fière de mon move je me réjouis déjà de ce contact HUMAIN et personnalisé.

Le monsieur disquaire s’appelle Philippe Munger. La Suisse est un petit pays, Genève est à 120 kilomètres de Neuchâtel. Il n’y a aucun disquaire à Neuchâtel, donc voilà, mon choix s’arrête sur ce Disco Club de Genève, c’est le mieux que je puisse faire pour acheter « local ».

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Je remercie monsieur Munger de me permettre d’éviter Amazon. Et en post-scriptum dans un élan d’humaniser cette transaction et ravie de créer un NOUVEAU contact avec un ÊTRE HUMAIN en ces temps de confinement, je lui demande s’il connaît la pièce Prehensile Dream et je lui résume, en un paragraphe bien tassé, la signification de cette pièce pour moi, ce qui est arrivé à ma fille, la prestation de mon chum aux funérailles de Lhassa, notre lien avec le monsieur de Neuchâtel. Je termine en lui souhaitant un éventuel déconfinement dans l’harmonie et l’allégresse. Je me trouve un peu over-the-top de m’ouvrir ainsi à un étranger, mais pourquoi pas, je ne risque rien. Ça va bien aller, qu’ils disent. EN TOUT CAS.

Philippe (rendu là je considère qu’on est presque amis alors je l’appelle par son petit nom même si on se vouvoie encore) me répond qu’il est très touché par mon histoire. Avant tout par le décès de ma fille. Et aussi par le lien avec Nago Humbert, qu’il connaît de par son parcours avec Médecins du monde et son engagement politique, « très humaniste ». Il dit de lui que c’est un « éminent personnage » en Suisse, un « grand monsieur ».

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Deuxième joie. Je suis touchée de ces mots élogieux concernant Nago, pour qui j’ai beaucoup de respect et d’admiration (ce qui ne m’empêche pas de le menacer de mort de temps en temps, comme on sait). Il est aussi grand de ce côté-ci du trou d’eau, simplement moins connu. Le fait que son travail auprès des plus vulnérables soit connu et reconnu dans son pays d’origine me fait très plaisir.

Sur ce, je suis curieuse de voir à quoi ressemble le monsieur disquaire de Genève et son Disco Club donc je google quelques mots-clés, les photos qui surgissent montrent un endroit surchargé de disques, CD, vinyles et DVD, étalages et meubles disparates, affiches d’époque de toutes les tailles aux murs. Et au milieu du décor hétéroclite : un piano à queue. D’autres photos montrent des musiciens qui jouent dans l’espace. Il n’y a pas de scène comme telle, les gars s’installent entre les étalages de disques, les spectateurs sont assis sur des chaises droites disséminées dans l’espace. Adorable chaos.

La transaction s’est personnalisée d’elle-même et a donné lieu à un échange HUMAIN. Pis c’est ça qui est ça.

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Je récris à Philippe pour lui dire que son Club donne envie de prendre l’avion là tout de suite. Et j’ai peut-être une petite envie de me présenter comme n’étant pas seulement une mère éplorée par une tragédie innommable, ou alors c’est sous le coup d’une impulsion sans fondement autre que la volonté de continuer d’approfondir ce nouveau peut-être-début-d’amitié imprévue, mais anyway : je lui envoie le lien vers un texte de moi publié dans le Huff Post en 2018, dans le contexte de la mobilisation contre la fusion de Ste-Justine et du CHUM, où il y a quelques mots au sujet de Nago et une photo de lui avec ma fille et moi.

Puis le 11 mai arrive. Déconfinement général en Suisse, Philippe rouvre le Disco Club. Il traite ma commande.

Et refuse que je le paie le disque.

AH BON?

Sur le coup je suis mal à l’aise, je me sens comme si j’avais volontairement utilisé la mort de ma fille pour l’attendrir. C’EST PAS ÇA QUI EST ARRIVÉ.

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La transaction s’est personnalisée d’elle-même et a donné lieu à un échange HUMAIN. Pis c’est ça qui est ça.

Donc… J’accepte le cadeau. Troisième joie. Je suis foule touchée. Émue aux larmes, genre.

Finalement c’est pas moi : c’est ma fille qui vient de construire un pont au-dessus de l’océan.

NON MAIS.

Je n’en reviens pas à quel point je me félicite d’avoir eu cette idée d’éviter Amazon.

Et ce n’est pas fini.

Philippe lit le texte paru dans le Huff Post – avec sa femme infirmière à la retraite, ils viennent de revenir de la campagne où ils s’étaient confinés ensemble, heureux malgré leur retrait du monde imposé par les autorités, me dit-il – puis ils cliquent sur d’autres liens et décident d’écouter une obscure émission de radio diffusée en 2016, à laquelle j’avais invité Nago. « Portrait de famille », sur la chaîne Vues et voix.

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« Magnifique émission particulièrement touchante où vous savez si bien parler de vos enfants aux parcours compliqués », écrit Philippe.

SÉRIEUX. À ma connaissance, peu de gens ont écouté cette émission au moment de sa diffusion initiale, déjà. Et personne ne m’en a jamais reparlé après. C’est un disquaire de Genève qui est le premier à le faire, trois ans et demi plus tard. WHAT WERE THE ODDS, tsé.

Ravissement encore, je ne sais plus combien ça fait.

(Au fait merci à Marianne Paquette, qui animait l’émission en question. Ce jour-là c’était la première fois que je voyais Nago en dehors de l’hôpital et pendant l’entrevue il s’est passé un truc inexplicable : j’ai commencé à savoir qu’il deviendrait irremplaçable dans ma vie. Ou quelque chose comme ça.)

Chaque geste compte dans un monde où tout est devenu précaire, right? Et où toutes les organisations culturelles sont menacées de mort à court ou moyen terme.

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OK, maintenant pour finir. Le CLIMAX. Dans son plus récent courriel, Philippe me dit que si jamais d’aventure je passe par Genève avec Roberto, un duo s’imposera entre mon chum et lui. Philippe est pianiste et il lui ferait plaisir d’accueillir Roberto dans son espace pour une prestation.

AH BEN.

ÇA DONNE LE GOÛT, c’est sûr.

Cinquième joie. Ravissement, dis-je.

Fa que c’est ça.

Je peux me vanter d’avoir – sans faire exprès – obtenu une invitation pour mon chum à jouer à Genève.

Même si on ne se rendra probablement jamais. C’est cher, la Suisse. Et faire du bénévolat armé d’un chapeau, c’est moyennement efficace pour payer l’hypothèque. Mais qui sait. On verra. L’espoir fait vivre.

Roberto blague en disant que c’est sa seule gig « stand-by »… dans son calendrier complètement VIDE. Vidé par Co-VID. Aouch.

Bref. Acheter local ça peut aussi se faire à l’échelle internationale. Et privilégier les contacts humains au détriment des plateformes multimilliardaires et impersonnelles, ça fait du bien… à plusieurs places.

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Chaque geste compte dans un monde où tout est devenu précaire, right? Et où toutes les organisations culturelles sont menacées de mort à court ou moyen terme.

En tout cas. Vive les démarches « analogues »… « vintage »… « unplugged ». (Non, « déplogué » c’est pas vrai, le COURRIEL est un outil numérique… quoique doté d’un certain charme limite suranné.)

Et gageons qu’un jour le monsieur de Neuchâtel ira rencontrer le monsieur de Genève. Mêmes goûts musicaux, même génération, mêmes couleurs politiques probables, je les vois déjà chummer autour d’un verre. Ou d’un piano à queue.

#AchetezLocal

#BuyLocal

#ÉvitezAmazon

#FuckAmazonForever