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La fois où Michel Marc Bouchard s’est révélé
Le grand salon est joliment décoré, épuré et ceinturé de bibliothèques bien garnies. Derrière un canapé confortable dépassent deux vélos électriques qui empêchent de souffrir la côte Berri, entreposés pour l’hiver. À l’extrémité du sofa, le dramaturge Michel Marc Bouchard ne prend pas de détours pour livrer le fond de sa pensée.
– On est dans une période extrêmement sombre de la littérature, parce qu’on écrit avec la peur et l’autocensure. On écrit ce qu’il faut écrire…
– Est-ce ton cas?
L’homme de théâtre marque une pause, réfléchit.
– Je me pose moi-même la question…
Nonobstant le complexe d’infériorité inclus dans le forfait, c’est un immense privilège de s’asseoir avec le prolifique Michel Marc Bouchard, dont les pièces de théâtre (Les Feluettes ou La répétition d’un drame romantique, Les muses orphelines et plus récemment La nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé), les films (Les grandes chaleurs, Tom à la ferme) et l’opéra (Les Feluettes, La Beauté du monde) rayonnent depuis près d’une quarantaine d’années ici comme un peu partout aux quatre coins du monde.
L’idée – plutôt le prétexte – était de l’accrocher en marge de la série télévisée de sa pièce, La Nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé, une adaptation libre signée par Xavier Dolan qui s’est méritée un concert d’éloges ici, comme en France.
Des fleurs méritées, puisque cette série en cinq épisodes racontant le destin dysfonctionnel (et tragique) d’une famille au bord de l’implosion nous trotte encore dans la tête après son visionnement.
Loin de moi l’idée de m’improviser critique télé , mais j’ai été soufflé par ce thriller haletant, émouvant, angoissant, porté par une distribution de rêve (Patrick Hivon, Magalie Lépine-Blondeau, Éric Bruneau, Xavier Dolan, Julie Le Breton, Anne Dorval etc.) et dont les personnages tourmentés – sur lesquels tous les malheurs s’acharnent – sont élevés au rang de demi-dieux tragiques aux prises avec leurs démons personnels.
Bref, cinq épisodes à dévorer d’un coup où à savourer lentement (bon courage), culminant vers une seule prémisse lancée d’entrée de jeu : que s’est-il passé la fameuse nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé?
On retrouve donc une famille déchirée par un lourd secret trente ans plus tard, au chevet d’une mère malade recevant un appel troublant sur son lit de mort.
L’histoire vivote ensuite entre les années 90 et aujourd’hui, où l’épais voile autour de la nuit fatidique glisse peu à peu. Le personnage de Mireille, thanatologue de métier, sert de fil conducteur en rentrant d’exil (un thème cher à Michel Marc Bouchard) après un quart de siècle, pour la délicate mission d’embaumer sa mère.
Avant de faire l’objet d’une série télévisée, la création de Michel Marc Bouchard était d’abord une pièce de théâtre jouée par pratiquement tou.te.s les comédien.ne.s de la série, de surcroît. À commencer par la Mireille de l’histoire (Julie Le Breton), dont le personnage a été écrit sur mesure pour l’actrice. Pas la première fois d’ailleurs que le dramaturge a quelqu’un en tête en écrivant une pièce : c’était aussi le cas avec le personnage joué par Théodore Pellerin dans Embrasse(2021).
Avec la série, Xavier Dolan a pu éclater l’œuvre originale au-delà du huis clos présenté au TNM en lui insufflant des relents d’horreur, d’humour et de tendresse. « Xavier a décidé de nous présenter deux époques, alors qu’au théâtre, les personnages racontaient des souvenirs. Sa version est plus sombre aussi, puisqu’il a exposé leurs démons », raconte Michel Marc Bouchard, dont l’idée même du récit est puisée à même un fantasme d’enfance à Alma. « Je rêvais d’aller visiter des maisons quand les gens dormaient. Je voulais représenter le sommeil factuel, mais aussi le long sommeil », raconte l’artiste qui avait au départ en tête un long monologue.
Cet état léthargique est démontré plus explicitement au théâtre avec la présence d’une comédienne étendue inerte sur une civière à la morgue tout au long de la représentation, incarnant la mère morte.
Fait cocasse : les acteurs et actrices de la version théâtrale ne voulaient pas la rencontrer (la comédienne jouant la défunte), craignant qu’elle n’entache leur deuil. « Tout ça est né d’un travail de thanatologie pour essayer de réparer le lien brisé. Pour elle (Mireille), c’est une activité de rédemption », justifie l’auteur.
Dans la pièce, Mireille est une sommité dans son domaine, un détail laissé en plan dans la version de Xavier Dolan. « Dans la pièce, elle se trouve à Bogota pour embaumer une chanteuse quand elle reçoit l’appel de sa mère. Les thanatologues vedettes sont un phénomène bien réel, j’ai lu des livres et fait mes recherches. Ça a pris un mois à embaumer Eva Perron, il y a des experts! », note Michel Marc Bouchard, bien conscient que laisser tomber certains aspects de la pièce originale est normal dans l’adaptation libre d’une œuvre.
S’il ne tient aucunement rancune au prodigieux cinéaste, Michel Marc Bouchard a néanmoins voulu prévoir les coups. « Je lui ai dit que j’avais fait des deuils avec Tom à la ferme et j’ai voulu savoir à quels je devais cette fois me préparer », raconte le dramaturge, qui – en tout respect au travail créatif de Dolan – a néanmoins insisté pour que le chien des voisins Gaudreault soit écrasé comme il se doit.
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Certains personnages ont aussi pris du gallon dans la série télé. C’est le cas du cadet toxico de la famille, Elliott (joué par Xavier Dolan), qui apparaît dans un rôle plus périphérique dans le texte original.
Le dramaturge salue le travail de l’enfant chéri du cinéma québécois, capable de filmer l’horreur et d’insuffler une dimension tragique à cette fratrie dysfonctionnelle.
Pour La nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé, Michel Marc Bouchard calcule avoir reçu pas moins de huit demandes d’adaptation. Le dramaturge n’avait que deux critères : ne pas s’occuper du scénario et voir son travail être adapté à la télé au lieu du cinéma. « Finalement, Xavier m’a appelé pour me dire : “C’est moi qui le fais et c’est une télésérie de 5h”. »
Rayonner à l’étranger dans le beurre
S’il a écrit La nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé et Embrasse avant la pandémie, sa prochaine a vu le jour durant le confinement. Peut-être pour cette raison, elle abordera le narcissisme et prendra la forme d’un long monologue.
La pandémie a été pénible pour Michel Marc Bouchard. Il ne s’en cache pas, convaincu d’avoir fait une dépression en voyant une trentaine de ses productions tomber une à une dans une quinzaine de pays à travers le monde. « C’est drôle comment l’être humain est fait. Il y a tout juste un an, on portait nos masques, on lavait nos bananes et on tergiversait sur l’avenir des arts vivants », philosophe l’artiste qui avait signé dans La Presse un coup de gueule bien senti lorsque le gouvernement avait invité les artistes à « réinventer ». « Il y a des jours, je ne sais vraiment plus vraiment quel métier je fais. Mes mots sont dans une gare de triage, mais ils sont plus patients que moi. Ils voient cette lumière au bout du tunnel. Ils seront toujours de chair, de celle des acteurs et des actrices, de celle du public qui vibre aux rythmes de mes syllabes », écrivait-il.
Reste que le pigiste voyait en pandémie – à l’instar de son milieu – ses revenus disparaître. Une troupe brésilienne était même de passage à l’Usine C pour présenter sa version de Tom à la ferme. « Il fallait organiser en catastrophe le retour de quinze artistes au Brésil, sinon les frontières fermaient », se remémore l’homme de théâtre qui admet que le Canada a néanmoins soutenu la culture davantage qu’à d’autres endroits dans le monde.
Plusieurs compagnies théâtrales ont d’ailleurs carrément fermé à l’étranger, dont certaines qui présentaient ses œuvres. Michel Marc Bouchard garde d’ailleurs toujours un œil sur les adaptations de son travail à l’étranger. Pas plus tard que ce matin, il s’entretenait au téléphone avec un jeune Allemand de la distribution locale de Tom à la ferme.
Sans verser dans le chauvinisme, Michel Marc Bouchard croit qu’on pourrait encourager davantage la scène artistique locale qui se démarque hors de nos frontières. « On parle beaucoup du rayonnement à l’étranger sans le voir. On n’a pas le dialogue », tranche-t-il.
Il cite en exemple l’adaptation brésilienne de Tom à la ferme, où sa pièce (se déroulant dans une campagne québécoise) est empreinte d’une sensualité des corps et d’une violence propre à leur culture, permettant à son travail de se transformer.
Michel Marc Bouchard n’a donc jamais l’impression de présenter une œuvre du terroir, même si son Lac St-Jean natal lui sert presque toujours de décor. « Un univers isolé par deux heures et demie de forêt qui a créé sa propre mythologie. Je retourne là-bas avec mes obsessions, je ne pense pas me renouveler dans les thèmes », admet-t-il avec transparence. À ses yeux, ce n’est pas parce qu’Arthur Miller raconte le rêve américain ou Gabriel Garcia Marquez, les Antilles, que leurs œuvres ne sont pas transportables.
Mais bon, le dramaturge peut quand même s’émouvoir d’avoir une bibliothèque à son nom dans son coin de pays, un honneur plus symbolique qu’un parc ou une rue. « Ma région m’aime beaucoup, mais Dieu sait que j’ai pas toujours été tendre à son égard », admet-il.
Il faut dire que Michel Marc Bouchard collectionne les honneurs et distinctions. Il est, entre autres, officier de l’Ordre du Canada, de l’Ordre national du Québec et membre de l’Académie des lettres du Québec, en plus d’avoir remporté en 2021 le prestigieux prix Athanase-David (sorte de prix Nobel local en culture).
En plus de sa carrière bien remplie, il enseigne depuis 2006 à l’École nationale de théâtre du Canada.
« Qui ajoute des lettres à qui je suis? »
Dans un entretien publié sous la plume de Mario Girard, le dramaturge déversait son fiel sur la paresse intellectuelle ambiante. Dans ces œuvres, il écorche durement cette société où l’on nivelle souvent vers le bas, où l’on considère les érudit.e.s comme des personnes marginales. « C’est rendu qu’on réclame le droit de ne pas savoir. C’est incroyable », pestait-il.
Il admet quelques inquiétudes par rapport à ce vent de rectitude qui souffle d’on ne sait trop où. Celui qui touche la communauté gaie notamment, où l’acronyme LGBTQ+ s’étire continuellement. « Ma génération est un peu dépassée par tout ce qui se passe. Il y a un certain retour du cirque qu’on a tout fait pour fuir. On revient au travestissement, à l’appropriation du féminin. Mais quel est ce gouvernement occulte, cette organisation qui ajoute des lettres à qui je suis? », plaide Michel Marc Bouchard, égratignant en chemin ce même tribunal de l’ombre qui juge bon d’enlever les catégories d’interprétations genrées aux Gémeaux.
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Malgré la récurrence du thème de l’homosexualité dans son oeuvre, Michel Marc Bouchard rejette les étiquettes, soulignant n’avoir jamais entretenu une pensée pamphlétaire. « J’ai refusé de faire partie de l’anthologie gaie, je ne veux pas le label. Roméo et Juliette, ce n’est pas une histoire hétéro, c’est une histoire d’amour », justifie le dramaturge, avouant ses contradictions en prenant part à des activités militantes au sein de la communauté queer, notamment par son soutien à l’organisme Gai écoute.
« Je fais en sorte que mes pièces ne s’adressent pas à un public gai, je pense avoir réussi à éviter le ghetto. Ceci étant dit, le nombre de filles et de gars qui m’ont confié avoir fait leur coming out grâce aux Feluettes… »
Michel Marc Bouchard confiait également dans La Presse avoir peut-être fait le tour du sujet de l’homosexualité, même s’il reste du travail à faire. Ailleurs surtout. « C’est intéressant de voir comment des artistes de pays aux prises davantage avec l’homophobie montent Tom à la ferme dans l’urgence. Ici, on le présente de manière plus homoérotique », observe-t-il.
De toute façon, ce ne sont pas les projets qui manquent et le terrain de jeu de Michel Marc Bouchard est vaste. S’il se dit sourire en coin, fier d’une dizaine de productions sur la trentaine produites, l’auteur s’attaque présentement à un opéra (son troisième) tiré du scénario de La Reine garçon qu’il avait écrit pour le cinéaste finlandais Mika Kaurismäki.
Il planche sinon sur une autobiographie (un premier contact avec la prose) et un scénario d’une première série télé dont il ne peut pas encore dire grand-chose. « Ça se passe en 2045 et s’intéresse à la surpopulation », souligne-t-il.
Devant autant de chantiers, il est temps de quitter sa magnifique résidence située en face du parc Lafontaine pour le laisser travailler. Je pars avec l’impression de quitter quelqu’un chanceux de vivre de sa passion avec une telle portée. Quelqu’un qui a encore des choses à dire.
Le principal intéressé n’est pas dupe. « C’était ma fête, la semaine passée. Comment ne pas être heureux de cette vie-là, osti que je suis aimé », résume-t-il.
Et même s’il nous varlope dans ses œuvres, on sent l’amour réciproque.