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Le «blackface» devrait être proscrit, disent certains. Le grand public québécois se complairait dans l’ignorance, racontent d’autres. En bon Québécois blanc soucieux, j’ai testé le «blackface» à mes risques et périls.
C’est un sentiment très agréable que de se promener sans être trop remarqué dans les rues d’un «ghetto», comme on appelle souvent avec fierté les quartiers pauvres de mon pays d’adoption.
La majorité des passants n’ont pas reconnu ma véritable couleur de peau. Quelques-uns, un peu plus curieux et observateurs, ont été littéralement «saisis» en passant à côté de moi. Une fraction de seconde après que nos regards se soient croisés, ils découvraient que je n’étais qu’un Blanc déguisé. Je ne compte plus le nombre de «Oh!» étonnés créés sur mon passage. Et les innombrables fous rires.
En fait, ainsi déguisé, j’ai parcouru une dizaine de kilomètres à pied et à moto et me suis fondu complètement dans la foule pendant toute un après-midi, avant de me jeter à la mer pour me nettoyer.
Les «lanceurs de cordes» sont l’une des icônes du carnaval de Jacmel. Ils représentent la force de l’esclave libéré, fier de sa négritude et du combat qu’il a mené. Cette coutume existe depuis des centaines d’années. Des gens se noircissent le visage et le corps avec un mélange de mélasse et de particules de charbon. Il en résulte un liquide visqueux qui colle très bien à la peau.
La discrimination a ceci de particulier qu’elle est contextuelle. Si j’étais à New York ou à Toronto, ça se serait probablement beaucoup moins bien passé. Cela serait considéré offensant. Et pour cause. Des comédiens Blancs ont discrédité les Afro-Américains par des caricatures stéréotypées et dégradantes à plusieurs moments depuis le 15e siècle.
Depuis sa mise en ligne la semaine dernière, la page «Ensemble contre le Blackface au Québec» rappelle, avec raison, que le Québec a connu sa part de pratiques discriminatoires, racistes et de «blackfaces».
Le maquillage de Mario Jean imitant Boucar Diouf lors du dernier gala des Oliviers a évoqué pour certains cette triste histoire de discrimination en Amérique du Nord. Dans les milieux anglo-saxons nord-américains, le maquillage noir sur la peau d’un Blanc est généralement associé à la pratique décriée du «blackface». Au Québec, le maquillage en noir semble toléré lorsqu’il s’agit de l’imitation non stéréotypée d’une personnalité publique. Peut-être devrait-on revoir collectivement cette posture et cette pratique ? Il serait en tout cas certainement bénéfique de poursuivre et d’approfondir le débat sur la question du racisme encore trop présent au Québec.
C’est sans doute avec cette intention que la chroniqueuse Nydia Dauphin a écrit son texte polémique dans le Huffington Post Canada qui s’intitule «Why The Hell Are Quebec Comedians Wearing Blackface?»
Elle s’est sentie dégradée par cette caricature d’un Noir faite par un Blanc. Ceci a évoqué pour elle tous ces épisodes de racisme que vivent trop souvent encore les Afro-Québécois.
Elle s’est sentie insultée. On ne peut et on ne doit pas faire abstraction de cette douleur. Car il est vrai que nous oublions ou méconnaissons au Québec la trop longue histoire de discrimination et d’esclavage envers les Noirs en Amérique.
Si Mme Dauphin a éprouvé un grand malaise, la personne visée par la caricature, le Québécois d’origine africaine Boucar Diouf, n’y a vu au contraire qu’une bonne blague et même un signe d’intégration.
Le débat est donc ouvert. Certains Afro-Québécois ne voient pas de préjudice dans le fait qu’un Blanc personnifie une personne de race noire. D’autres y voient au contraire une attaque claire, intentionnée et ouvertement raciste.
Sauf qu’il est regrettable que la rectitude de Mme Dauphin empêche la tenue d’un débat sur la question et qu’elle tente d’imposer sa propre opinion par la force. Elle a recours dans son texte aux préjugés et stéréotypes anti-francophones largement répandus encore aujourd’hui dans la presse et dans le public anglophones du Canada. En référence aux humoristes québécois
francophones, Mme Dauphin se demande par exemple si ceux-ci «aiment vaguer dans la puanteur de leur ignorance». Disgracieux.
Certains commentateurs sportifs, certaines lignes ouvertes, certains éditorialistes canadiens l’affirment régulièrement. L’histoire est en fait remplie de textes sous-entendant que la culture québécoise dans son ensemble est grossière, ignorante, ou même foncièrement discriminatoire. Ce type de commentaires n’encourage en rien l’ouverture d’un débat sur le racisme ou l’humour au Québec.
En voulant combattre les préjugés raciaux, Mme Dauphin a donc choisi d’adopter cet artifice, celui du stéréotype anti-québécois. Des propos que même Boucar Diouf, au centre de la controverse, a qualifié d’«intolérants» et de «gênants» pour les Québécois ouverts d’esprit, en particulier pour les membres de sa propre famille.
Certes, les Québécois francophones connaissent mal le «blackface». Cette insensibilité face à une importante symbolique esclavagiste dans les milieux anglophones ne justifie d’aucune manière la totale méconnaissance dont fait preuve Mme Dauphin à l’égard des préjugés et de la discrimination qu’ont vécu ses compatriotes, et donc de la sensibilité aux discriminations post-coloniales. Pas de surprises, donc, que son texte ait provoqué une levée de bouclier.
À la réponse offerte par Judith Lussier dans le Journal Métro, Mme Dauphin rétorque que celle-ci tente volontairement d’empêcher les Noirs de s’exprimer au Québec. Tous les Blancs auraient donc l’obligation de partager son opinion faute de quoi ils seraient accusés d’encourager le racisme? Une telle réplique défie la raison et démontre encore une fois les préjugés de son auteure.
Un discours tout aussi intolérant a été servi par une collègue de Mme Dauphin du Huffington Post. C’est la journaliste québécoise, africaniste et africanophile, respectée de tous, Sophie Langlois qui est visée cette fois-ci. Selon cette chroniqueuse, Mme Langlois ne devrait pas élever un enfant noir parce qu’elle est blanche et ne partage pas ses opinions sur le «blackface». Ironique introduction de nouvelles formes de discrimination.
J’ai souvent croisé des rhétoriques post-coloniales en Haïti. Des Blancs imbéciles ou même certains bourgeois haïtens ont affirmé que «les gens en Haïti ne font pas les choses comme nous, ils sont donc tellement ignorants». Il faut admettre que, la plupart du temps, ces Blancs ne se rendent pas compte de leur bourde, mais les Haïtiens, règle générale, reconnaissent facilement cette attitude paternaliste et condescendante. Tout comme les Québécois repèrent rapidement les attitudes post-coloniales de certains Anglophones.
Dans un débat sur un évènement qu’on croit raciste ou discriminatoire, on doit prendre en compte qu’il existe une multiplicité de référents culturels. Les Québécois ne partagent pas tous les référents culturels des anglo-canadiens ou des anglo-américains, et c’est tant mieux. La diversité culturelle est une richesse à préserver. Ce qui ne signifie pas qu’il faille pour autant faire l’économie d’un débat, même polémique, sur la question du racisme chez les Québécois francophones.
Mais ce débat ne pourra se faire à partir de préjugés. Il est malheureux que Mme Dauphin fasse sienne l’intolérance envers la réalité francophone véhiculée par la Couronne anglaise et ses sujets depuis plus de deux siècles.
Il est d’ailleurs tout aussi ironique de savoir qu’un bureau d’avocats torontois vient de faire parvenir en son nom une mise en demeure, en anglais, à sa collègue commentatrice Judith Lussier. Belle preuve d’ouverture et de compréhension face à la culture du débat démocratique au Québec. En verrouillant ainsi toute possibilité de discussion, elle démontre plutôt son intention d’imposer par la force des idées émanant de ses propres référents culturels.
Décréter que quelqu’un est raciste parce qu’il ne partage pas vos idées sur ce qui constitue le racisme, c’est refuser le dialogue en tentant de museler ses interlocuteurs.
Il est dangereux de répondre à l’intransigeance par l’intransigeance. L’histoire de l’esclavage est extrêmement douloureuse. Mais les symboles qu’elle évoque varient d’une culture à l’autre. Ce que Mme Dauphin définirait comme « blackface » raciste passe en Haïti pour de la comédie. Et je ne compte plus le nombre de fois où j’ai présenté un Blanc à un Haïtien pour me faire demander s’il s’agissait de ma sœur, de mon frère, de mon père, ou de ma grand-mère. «Votre race, vous êtes tous pareils de toutes façons», me dit-on parfois en riant. En Haïti, c’est une bonne blague; à Montréal, du racisme.
Bien sûr, les Blancs sont majoritaires en Amérique du Nord, les Noirs sont majoritaires en Haïti, c’est donc différent : les anciens esclaves ont pris le pouvoir en Haïti, ils font toujours face aux anciens esclavagistes aux États-Unis. Les sensibilités varient, différentes formes d’oppression co-existent, comme l’évoque la sociologue féministe Kimberlé Crenshaw, et elles doivent toutes être respectées. Même lorsqu’on veut dénoncer une oppression.
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Haïti