Logo

La fois oĂč j’ai photographiĂ© le dĂ©mĂ©nagement de Jean-Michel Blais

La petite histoire derriÚre la pochette d'«eviction sessions».

Par
Nicolas Gouin
Publicité

J’ai la chance de pratiquer un mĂ©tier qui me donne accĂšs Ă  l’intimitĂ© de personnes exceptionnelles aux histoires fascinantes et Ă  des instants de vie privĂ©e riche en Ă©motions. Comme photographe, mais aussi comme humain, il m’arrive d’y toucher furtivement. C’est un peu comme ça que j’ai eu un coup de coeur pour Jean-Michel Blais, lors d’un aprĂšs-midi de dĂ©mĂ©nagement


Quitter son nid

Au printemps dernier, Jean-Michel est Ă©vincĂ© de son appartement. Pour marquer la fin d’une Ă©poque, il donne un dernier concert dans l’intimitĂ© de sa chambre devant ses amis et sa famille. C’est de cette soirĂ©e qu’émergera eviction sessions, un EP, puis un court documentaire que je rĂ©aliserai et qui raconte le processus crĂ©atif derriĂšre l’album.

Publicité

Lors des tournages, le musicien me raconte Ă  quel point cet appartement de la rue Hutchison a eu un impact majeur dans sa vie, son intĂ©gration Ă  la scĂšne musicale montrĂ©alaise, son rĂ©seau d’amis et sa carriĂšre. TouchĂ© par son histoire, par le fait qu’il doive quitter sa maison Ă  laquelle il tenait tant, dans un quartier oĂč il a construit sa nouvelle vie montrĂ©alaise, l’idĂ©e de documenter ce moment fort en Ă©motion fait son chemin.

Je pense alors Ă  son acolyte musicale, la piĂšce maĂźtresse de son appartement : son piano. L’ « opĂ©ration dĂ©mĂ©nagement » de l’instrument sur lequel il a enregistrĂ© un album et un EP me semble dĂ©licate. Se pointe alors l’envie de capturer cette journĂ©e qui allait ĂȘtre empreinte de nostalgie et de nouvelles aventures. Le projet prenait forme.

Le luxe de prendre son temps

Dans mon mĂ©tier, le temps est un luxe. On est souvent poussĂ© Ă  livrer rapidement, quel que soit le projet. Il faut savoir oĂč on s’en va et s’y rendre le plus vite possible. Pendant un photoshoot, on n’a pas vraiment le temps de se poser des questions, remettre en doute son travail; le livrable est pour demain avec 25 photos Ă  retoucher. Ici, j’avais carte blanche et la seule contrainte de temps Ă©tait Ă  mon avantage, la ponctualitĂ© des dĂ©mĂ©nageurs n’étant pas leur plus grande qualitĂ©!

—

J’ai passĂ© beaucoup de temps seul dans la piĂšce, Ă  rĂ©flĂ©chir.

Publicité

3 juillet 2018 – C’est la canicule, comme lors de tous les dĂ©mĂ©nagements Ă  MontrĂ©al; il faut faire avec. Je suis arrivĂ© vers midi, Jean-Michel avait presque terminĂ© ses boĂźtes. Tout Ă©tait blanc et vide, exceptĂ© sa chambre et son salon oĂč rien n’avait bougĂ© (cadres sur les murs, piano fermĂ©, livres sur les tablettes, etc.). J’ai passĂ© beaucoup de temps seul dans la piĂšce, Ă  rĂ©flĂ©chir et Ă  analyser le lieu, la lumiĂšre, la composition et mon concept
 J’ai mĂȘme pu pianoter pendant que Jean-Michel emballait les dix derniĂšres annĂ©es de sa vie dans la cuisine (bonjour la pression!).

Publicité

J’aime les triptyques, cette technique revient souvent dans ma pratique, et c’est l’avenue que je souhaitais emprunter pour capter le dĂ©mĂ©nagement de Jean-Michel. Trois photos de la mĂȘme piĂšce, celle qui contient le piano, Ă  trois moments diffĂ©rents de son parcours. Je voulais capter la transition, les amis qui viennent l’aider, les cartons qui s’additionnent, le lieu qui se transforme, le piano seul et finalement, l’espace complĂštement Ă  nu. Mon but Ă©tait de faire plusieurs photos qui montre la piĂšce se vider, un peu comme du stop motion, mais avec une vieille camĂ©ra argentique grand format. Parlant de cette camĂ©ra
avez-vous deux minutes? Je dois vous en parler.

La nostalgie de la pellicule

C’est un appareil photo 4 x 5 grand format qui a fait office d’alliĂ© cette journĂ©e-lĂ , un monorail Cambo SC qui m’a Ă©tĂ© donnĂ© par la famille du photographe Charles Gagnon, Ă©galement cinĂ©aste. À l’ùre des appareils numĂ©riques, j’ai souvent l’impression d’ĂȘtre un extra-terrestre lorsque je l’utilise, lui qui aborde un soufflet en accordĂ©on et moi avec un drap noir par-dessus la tĂȘte. M. Gagnon documentait la vie montrĂ©alaise de façon honnĂȘte et rĂ©aliste, il Ă©tait un photographe engagĂ© et c’est une chance inouĂŻe que d’avoir hĂ©ritĂ© de son appareil. Son apport Ă  la photographie documentaire quĂ©bĂ©coise a jouĂ© un rĂŽle important dans ma propre dĂ©marche artistique.

Publicité

Le processus du 4 x 5 est trĂšs lent, il nous force Ă  ralentir. Lorsque je couvre ma tĂȘte du drap noir, c’est tout un processus introspectif qui s’amorce.

Le processus du 4 x 5 est trĂšs lent, il nous force Ă  ralentir.

Quatre heures et une vingtaine de boĂźtes plus tard, les dĂ©mĂ©nageurs passent la porte de l’appartement. On emballe le piano d’une gigantesque couverture protectrice (pauvre p’tit!). C’est Ă  mon tour de faire patienter les dĂ©mĂ©nageurs, je dois valider mes calculs de lumiĂšre avant le clichĂ© final. L’appareil argentique n’a pas de focus automatique; je dois tirer le point manuellement en regardant le verre dĂ©poli de la camĂ©ra. Je glisse une feuille de nĂ©gatif dans la camĂ©ra et ça devient impossible de voir ce que je prends en photo lors du dĂ©clic. Le rĂ©sultat sera une surprise.

Tout le monde Ă©tait rassemblĂ© dans le salon. Jean-Michel surveillait les dĂ©mĂ©nageurs, les dĂ©mĂ©nageurs me surveillaient, ne comprenant pas l’importance de prendre en photo un piano emballĂ©, et les parents de Jean-Michel guettaient ses effets personnels dans le camion
 Bref, un beau cirque!

Publicité

Less is more comme y disent

Lorsque nous avons reçu les nĂ©gatifs du laboratoire, l’idĂ©e du triptyque de dĂ©part a rapidement pris le bord; la scĂšne du piano seul s’est finalement imposĂ©e, forte et douce comme ce que m’inspire la musique de Jean-Michel.

La photo a finalement fait son nid sur la couverture d’eviction sessions. Avec un peu de chance, j’aurai rĂ©ussi Ă  toucher l’ñme du pianiste et celle de ses fans.

D’ailleurs, je le remercie de m’avoir accueilli chez lui, dans l’intimitĂ© de sa maison. C’est grĂące Ă  sa grande gĂ©nĂ©rositĂ© si j’ai pu exprimer ma crĂ©ativitĂ© et lui rendre sur une feuille de nĂ©gatif de 4 x 5 pouces.

P.S. Le piano s’est rendu sain et sauf dans son nouveau logis, prĂȘt Ă  inspirer de nouvelles notes
 vers un prochain album.

—

Publicité