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La fin de la sexualité

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Tu te demandes sûrement ce que j’ai à t’écrire alors qu’on s’est dit cent fois qu’on s’était tout dit.
Avant de jeter cette lettre, je te prie d’en apprécier la teneur étonnante. Ce que je te livre ici, c’est rien de moins qu’une percée majeure dans le champ des connaissances mondiales sur l’activité humaine.
Ce qui nous est arrivé, chère Sarah, n’est qu’une manifestation à l’échelle micro d’un phénomène macro que j’ai identifié après des mois de recherches intenses. (Tu ne savais pas que je m’intéressais à la science, je te l’apprends.) Notre couple fatigué — et brisé, disons-le — n’est pas qu’un accident. Il est la résultante d’un lent processus que Darwin aurait pu identifier s’il avait travaillé un peu plus fort. L’humanité, je l’ai découvert, est coincée dans un engrenage — un vacuum, j’oserais presque dire — aussi terrible qu’implacable. La fin de la sexualité est à nos portes. D’où le titre de cet essai, que j’ai bien l’intention d’envoyer au New England Journal of Medicine dès que je me serai suffisamment attardé à la grammaire et à l’orthographe. (Tu croyais avoir affaire à une lettre, te voilà plongée en pleine littérature scientifique. Ne t’inquiète pas, je te sais intelligente, tu arriveras à suivre.)
Voici un pénis (au repos) :
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Il ne s’agit évidemment pas de mon pénis personnel à moi, mais bien d’un pénis en général, d’un «pénis générique». Cette coupe longitudinale révèle tout un ensemble de glandes et de canaux qui forment «l’appareil de production et de sécrétion du sperme». Or, cet appareil est en péril, je n’invente rien ici, toute la littérature s’entend sur le sujet. C’est un fait indéniable et documenté : les hommes produisent de moins en moins de sperme. Dans son célèbre article de 2003 , Richard Jennings tentait de quantifier le phénomène et estimait à 1,25 ml la perte moyenne de volume d’éjaculat d’ici 2075 dans les pays industrialisés.
On dit souvent que c’est dans les derniers retranchements de la recherche scientifique que Science et Philosophie se rencontrent. Comment en effet réconcilier la disparition progressive du sperme et la loi de la conservation de la matière de Lavoisier selon laquelle «rien ne se perd, rien ne se crée» sans se tourner vers Hegel et sa dialectique? Poser la question, c’est y répondre, tu me répondras.
J’ose donc affirmer que ce sperme «disparu» n’est en fait que «déplacé» de la sphère privée à la sphère sociale, que ce mouvement est inexorable et qu’il contribue à ce qu’Hegel appelait la Marche de l’Histoire. Un graphique s’impose :
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Autrement dit — et je me permettrai ici de «faire vulgaire» — : le sexe est partout, sauf dans notre lit. Je me garderai de pontifier sur la marchandisation tous azimuts du sexe et la mainstreamisation de la pornographie. D’autres l’ont fait avant moi. Ce qui m’intéresse — et ce que j’affirme de façon révolutionnaire, je crois — c’est que cette diffusion de la sexualité dans le champ social est là pour rester. Ultimement, elle contribuera à la disparition de l’idée même d’«intimité». La sexualité, telle que l’humanité l’a vécue depuis ses premiers balbutiements, est donc appelée à disparaître.
Je te laisse reprendre ton souffle. Toute cette science a de quoi étourdir. Je ne te demande pas d’être d’accord avec moi. Ton scepticisme ne m’offusquerait pas. Copernic et Newton n’ont pas fait l’unanimité de leur vivant.
Au fond, quelque chose me rassure dans cette découverte. Nous n’y pouvions rien. Tout était perdu d’avance. En partant, tu n’as fait que respecter la Marche de l’Histoire. On ne doit pas s’opposer aux Éléments. Il y a des Forces qu’on ne contrôle pas.
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Sur une note plus personnelle — rassure-toi, ce paragraphe ne figurera pas dans l’article publié —, j’ai repris «goût à la vie», comme on dit. J’ai remplacé nos photos. Je me suis mis à la cuisine. Je prends souvent des marches. La bibliothèque municipale n’a plus de secrets pour moi. J’ai pensé m’acheter un chat, mais je me dis que je n’arriverais pas à m’habituer à l’odeur de la litière, même si les nouvelles litières dites «agglomérantes» sont assez épatantes à ce qu’on dit.
Oh, et puis, il faut que je te dise : je t’aime encore.