.jpg)
La fille qui murmurait et qui sentait toujours le pet
C’était dans un cours du soir à l’université. Un cours de création littéraire, le seul que j’aie suivi. Pourtant, j’adorais ça.
Dès le premier cours, j’avais remarqué que la fille qui partageait mon bout de comptoir d’amphithéâtre, toujours bien mise et très jolie, sentait le pet. J’ai d’abord cru qu’elle avait bêtement effluvé à l’arrivée, en s’asseyant, comme il est fréquent qu’il survienne au plus commun des êtres, y compris moi. Mais voilà qu’entre la présentation du professeur et la distribution du corpus du cours, je constate que l’odeur persiste, comme si la demoiselle évoluait à l’intérieur d’une bulle gazeuse permanente dans laquelle il y aurait, de toute évidence, une fuite. Entendons-nous, c’était léger comme odeur. Pas officiellement désagréable, du moins pas jusqu’à me plaindre ou à changer de place en bousculant des chaises. Mais il y a de ces odeurs que l’on remarque à rien à cause de la nature intrigante de leur provenance, comme l’odeur du feu, par exemple, ou du bacon.
J’essayais de poser mon attention ailleurs, sur la création littéraire pendant qu’on y était, mais il est le propre de l’esprit universitaire de vouloir gambader partout sauf aux abords de la matière, aussi passionnante soit-elle. C’est en simple réaction au lieu, à l’université même, et le défi de l’exercice n’est jamais réellement d’apprendre mais bien de convaincre l’esprit de le faire là, sur commande, dans cet endroit débandant créé expressément pour ça où toute envie qui diffère de celle de s’instruire est rapidement identifiée comme une perte de temps. Bref, mon esprit bien exercé à me contrarier en ce lieu aimait beaucoup mieux s’interroger à propos de l’odeur de pet que d’approfondir ses connaissances sur l’écriture, pourtant sa passion et seule véritable source d’intérêt.
Où a-t-elle bien pu attraper cette odeur? Si moi, je sens le poisson quand je cuisine du poisson, que diable s’est-il passé chez elle au souper? J’ai déjà entendu dire que certaines personnes naissaient avec une odeur corporelle singulière, comme ce gars que l’on surnomme « The Clove » parce qu’il a l’odeur naturelle de quelqu’un dont on aurait piqué le corps avec du clou de girofle, comme une orange. Était-ce son cas? Pauvre fille, alors que d’autres ont hérité d’un épiderme à fragrance naturelle de vanille ou de menthe, elle s’est injustement retrouvée avec celle du pet.
La pause. Je l’aborde. Quoi… Le prof l’a dit : un bon auteur se doit d’être à l’affût de l’extraordinaire et de ne jamais hésiter à se coller à lui lorsqu’il le repère. Comme deuxième excuse à moi-même, je me prétends lui offrir mon entregent par pitié. Ma sœur vous dira que je le fais juste parce que je suis senteuse, et ce sera, en plus d’être vrai, un sacré jeu de mot.
« Pis, comment tu trouves le cours? »
« Ben… il est un peu tôt pour le dire. »
Pardon?
Bon. La fille qui sent le pet est inaudible. Elle murmure une réponse qui, probablement bloquée dans sa trajectoire par les parois de la bulle de gaz, ne se rend pas jusqu’à mon oreille. Dans ma tête de fille senteuse hyper allumée, l’équation se fait. Bien sûr! C’est de sa bouche que provient l’odeur, c’est évident. L’expression « avoir une haleine de pet » ne s’est pas inventée d’elle-même. La fille doit être au courant de sa situation, c’est pourquoi elle a développé l’habitude de parler en inhalant de l’air pour garder les effluves à l’intérieur d’elle-même et éviter d’incommoder les autres, ce qui lui donne l’air de murmurer. Et parce qu’elle est intelligente, elle a sagement choisi l’écriture comme moyen principal d’expression, d’où sa présence au cours. Cette fois, j’ai vraiment pitié.
Par compassion, et disons-le, courage, j’approche mon visage du sien, l’air de dire : « T’en fais pas, je me fous de ce que tu sens. Je t’accepte comme tu es. »
« Il est un peu tôt pour le dire. », répète-t-elle avec à peine plus d’assurance.
Étonnement, pas de raz-de-marée d’odeur de pet, malgré l’utilisation des consonnes occlusives p, t et d qui impliquent une sortie d’air. Ce n’était donc pas l’hygiène buccale, le problème. Je jetai un coup d’œil à ses vêtements, subtilement. Une deuxième hypothèse émerge. Tout le monde sait que le look vintage est parfois trompeur; il peut aussi vouloir dire que tu vis sur une ferme. Je l’imagine bien, la ténébreuse, ne parler à personne sauf aux chevaux, exceller dans le dressage de montures farouches et finir ses journées en écrivant des fables romantiques, nonchalamment assise dans l’escalier troué de sa maison centenaire. Ça expliquerait l’odeur, certes, quoi qu’il y ait tout de même une certaine nuance entre les émanations de la ferme et celles du pet. Il me semble.
Je laissai tout de même l’idée qu’elle soit fermière, ou cowgirl, ou cochère, s’implanter dans mon cerveau, pour le moment du moins, me disant que je descendrais plus tard au fond de l’histoire. Juste le temps de bien créer le contact.
Rapidement, je me liai d’amitié avec elle. Facile. Une relation basée sur le moment présent, la création littéraire, avec peu de référence à nos vies personnelles, aucune en fait. Nous formions une belle paire. Elle était plus jolie que moi, meilleure à l’écrit, mais elle sentait le pet. C’était ce que j’appelle une relation équitable. Enfant, je rêvais d’être amie avec une femme-à-barbe, sauvage et repliée sur elle-même, je rêvais de l’aimer plus que tout et de convaincre ma famille de l’adopter. Je rêvais qu’ensemble, nous l’aidions à s’épanouir et qu’elle nous le rendait au centuple en devenant célèbre, en parcourant le monde avec son cirque et en nous envoyant des tonnes d’argent et des mots de gratitude. Dans mon cours de création littéraire, je m’approchais dangereusement du rêve.
Un beau jour, alors que nous partagions un tupperware de crudités au café étudiant en discutant des subtilités narratives des personnages actif et passif, je crevai l’abcès.
«Tu sens drôle, toi, hein?»
« Quoi? Aujourd’hui? Comment ça, je sens drôle? », dit-elle en portant à son nez la manche de son chandail, pour vérifier.
« Non, pas juste aujourd’hui, tout le temps. Je sais pas, tu sens drôle. Tu sens le pet. »
Voilà. Je l’avais dit. « Tu sens le pet. » Dites-le à voix haute, vous comprendrez mieux. Même la plus imperméable des connivences entre deux êtres ne peut pas survivre dans de telles conditions, le malaise s’infiltrant dans la relation comme un venin, prenant rapidement le contrôle de l’espace de partage – occupé avant lui par les crudités – venant désunir les deux êtres instantanément.
« Comment ça, je sens le pet? C’est quoi ton ostie de problème?, me cria-t-elle par la tête.
Je ne l’avais jamais entendue sacrer, ni même parler à un degré décent de perceptibilité. J’ai tout de suite eu l’image d’elle neutralisant d’un coup sec la plus effrontée des bêtes dans l’arène de dressage, et j’ai frissonné. Mais le prof l’a dit : « Ne jamais regretter d’avoir osé. Foncer davantage et observer. Vous êtes responsables du dénouement de l’histoire. »
J’ai foncé.
« Tu sens le pet, Sara, c’est tout. C’est léger mais c’est là tout le temps. Une odeur de soufre. C’est peut-être ton haleine ou bien tu traînes ça de chez vous, de l’écurie… »
Elle était déjà debout lorsque j’ai entamé ma phrase, avait ramassé ses effets personnels, son tupperware, et elle marchait d’un pas non-négociable vers la sortie de notre relation.
« T’as quel âge toi, coudonc? » me lança-t-elle par-dessus son épaule alors que je tentais de la retenir pour assumer ma responsabilité du dénouement de l’histoire.
« Sara! Attends! »
Elle s’arrêta net.
« Pis de quelle écurie tu parles? Fuck! » ajouta-t-elle en me fixant droit dans les yeux.
« Je m’excuse, j’ai présumé que tu vivais sur une ferme et que tu t’occupais des chevaux. Je trouvais que ça t’allait bien… L’écrivaine champêtre, tu vois le genre…? » tentai-je.
Elle sembla réfléchir un moment, se calmer. J’ai pensé avoir effleuré sa sensibilité avec le mot « champêtre ».
« Va chier. »
Je ne suis pas retournée au cours du soir de création littéraire. Je n’ai jamais revu Sara. Mais j’en ai entendu parler, ah ça oui. Elle a changé de nom. Dans le milieu littéraire, elle se fait appeler « L’Écrivaine champêtre ». Sa biographie Wikipédia nous apprend qu’elle a développé sur le tard, après sa sortie de l’université, une véritable passion pour l’équitation. La majeure partie de son œuvre, dont le succès ne cesse de croître, est constituée de longues sagas historiques, avec beaucoup de références équestres. Elle est, depuis que je lui en avais donné l’idée, l’heureuse propriétaire d’une fermette et d’une maison centenaire dans le bout de St-Anicet. En entrevue, on lui parle souvent de l’odeur spéciale qu’elle dégage. Elle sourit alors et s’excuse en répondant d’une voix forte et assurée: « J’ai fait le train ce matin, que voulez-vous! Ça fait partie du métier!». Mon œil. Cent piasses que si l’on s’y penche comme il faut, elle ne sent toujours pas la ferme, « L’Écrivaine champêtre ». Elle sent le pet.
C’est fou comme un simple cours de création littéraire peut donner à tout auteur l’occasion de trouver exactement ce qu’il cherche. Pour l’une, c’est une identité complète, le petit coup de pouce qu’il lui manquait pour que toute son existence s’éclaircisse. Une explication sensée – parfois inventée de toute pièce, et alors? – à ses plus mystérieuses particularités, lui permettant ainsi de mieux les défendre et de trouver enfin sa voix. Pour une autre, c’est la faculté de se laisser aller, celle d’accepter que son imagination gambade parfois dans des places vraiment bizarres et de ne pas lutter lorsque, par exemple, dans une envolée créatrice, la seule idée qui lui vienne pour s’amuser un peu soit d’inventer que sa voisine de classe, qui n’a à priori rien d’extraordinaire, sente le pet. Pourquoi pas.