Logo

« La F1, c’est le Noël des danseuses! »

L'inflation laisse cependant entrevoir moins de revenus

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
Publicité

J’ai de l’imagination, mais jamais dans ma longue carrière de journaliste j’aurais pensé me retrouver ici, dans l’isoloir d’un club de danseuses, pour faire une entrevue. J’ai moins de quatre minutes, soit le temps d’une danse à 20$, pour poser un maximum de questions à Mandy*.

La chanson Pour It Up de Rihanna ne m’a jamais paru aussi courte.

Mais d’abord, un peu de contexte.

Comme vous le savez, chaque Grand Prix ramène son sempiternel débat sur le travail du sexe, où l’on associe exploitation sexuelle et grosses bagnoles.

D’un côté, on ramène l’approche abolitionniste, mise de l’avant en marge du quatrième congrès mondial de la Coalition pour l’abolition de la prostitution visant à mettre fin à l’exploitation des femmes et des jeunes filles.

Publicité

De l’autre, une frange de travailleuses du sexe qui revendique plutôt la décriminalisation de leur gagne-pain, d’avis qu’on gonfle aux stéroïdes l’idée que le travail du sexe et la traite des femmes grimpent en flèche lors de grands rassemblements sportifs, comme le Grand Prix.

Entre les deux, il y a la réalité : la prostitution demeure criminelle au Canada.

Toutefois, la répression vise surtout les clients, puisque c’est l’acte de solliciter ou de payer pour des services sexuels qui est criminel.

Une situation ambigüe qui empêche peut-être les femmes de se retrouver en prison, mais ne règle en rien le problème fondamental : l’illégalité du travail du sexe. « Les effets vont au-delà des arrestations. Beaucoup de femmes perdent leur logement, la garde de leurs enfants ou leurs comptes en banque parce qu’elles gagnent leur vie avec les fruits de la prostitution. C’est même pire qu’avant », déplore Jenn Clamen, de l’organisme Stella, ajoutant que les travailleuses du sexe peuvent encore être arrêtées, notamment pour avoir proposé leurs services dans l’espace public.

Publicité

À ses yeux, augmenter la présence policière pendant le Grand Prix sous prétexte de protéger les femmes produit exactement l’inverse. « Ce sont des relations publiques, une façon de montrer qu’ils font quelque chose contre la violence faite aux femmes. Mais on répond avec plus de répression. Au final, on ne veut pas plus voir les travailleuses du sexe », croit Mme Clamen.

Tandis que tout le monde tergiverse au-dessus de leur tête, qu’en pensent les principales intéressées, au juste? Et quel est l’impact du Grand Prix sur leur vie (et leurs poches)?

Publicité

Assez payant pour se concentrer sur ses études

Élisabeth*, la vingtaine, ne tourne pas longtemps autour du pot(eau). « La F1, c’est le Noël des danseuses! », lance sans détour la jeune femme, qui danse depuis quatre ans à Montréal.

Cette travailleuse autonome est en train de compléter un deuxième baccalauréat et son travail l’aide à rester concentrée sur ses études. « C’est assez payant pour me permettre de travailler un seul soir par semaine. En plus, j’aime beaucoup la danse », souligne Élisabeth, qui se limite aux danses et dit n’avoir jamais subi de pression pour faire « de la gaffe », soit offrir des services sexuels. « J’ai commencé à travailler pendant la pandémie, ce qui m’a permis de me familiariser avec le métier sans les danses contact », ajoute-t-elle.

L’effeuilleuse ne cache pas faire de bonnes affaires durant le Grand Prix, même si elle voit une différence entre son premier et son dernier. « Au début, je pouvais faire 1200-1300$ par soir, alors que l’an dernier, je gagnais autour de 700$ par soir. On voit l’effet de la récession. Le travail du sexe, c’est du luxe qu’on se paye, de l’extra dans notre budget », analyse-t-elle.

Publicité

Élisabeth constate aussi que cette récession fait en sorte qu’il y a beaucoup de filles pour moins de clients, ce qui crée une sorte de compétition entre elles. « Ça fait qu’on est plus prêtes à dire oui aux conditions des managers. Ces conditions varient selon les endroits », explique-t-elle.

Par exemple, dans son bar, le patron exige que les filles fassent des quarts de travail de douze heures et soient disponibles même pour les journées plus tranquilles. « À mon ancien club, on me demandait de donner mes disponibilités trois mois à l’avance. »

Pour ce qui est de la clientèle, les trippeux de chars ne sont pas les pires. Ceux qui viennent d’ailleurs, en tout cas, précise la danseuse. « Ils sont respectueux, en général. Les Américains, surtout, qui comprennent bien la culture du strip club et qui savent qu’ils n’ont pas le droit de toucher. J’ai moins de problèmes avec eux qu’avec les Québécois… », admet Élisabeth, qui se souhaite beaucoup d’Américains, cette année.

Publicité

Elle se sent aussi en sécurité dans son travail, capable de mettre ses limites et de faire appel aux bouncers si nécessaire. Bien que consciente que la traite des femmes est une réalité pendant la F1, Élisabeth estime qu’on en fait peut-être trop pour contrer un phénomène aussi marginal.

« Je dois traîner mes cartes d’identité, mon passeport, et c’est embêtant, si les policiers débarquent tous le soir pour vérifier. Ça met tout le monde mal à l’aise. »

Enfin, elle déplore l’existence de préjugés tenaces envers son métier, qu’elle affirme avoir choisi sciemment pour son empowerment, son autonomie et sa liberté. « Ce manque de valorisation, reflète la putophobie profondément enracinée dans notre société, qui n’est pas encore prête à donner le go aux femmes qui s’assument dans leur sexualité », tranche Élisabeth.

Publicité

La nouvelle danseuse

Le témoignage d’Élisabeth est éclairant, mais il n’y a rien comme une virée sur le terrain pour se faire une tête.

Je mets donc le cap vers un bar de danseuses réputé du centre-ville de Montréal. Avant même d’entrer, je croise Karma, qui vient de terminer son shift et fume une cigarette sous la marquise de guirlandes lumineuses.

Elle accepte d’aller jaser autour d’un café au coin de la rue. En chemin, elle croise sur le trottoir une jeune collègue. Les deux s’enlacent.

-Je suis fatiguée, mon chum vient me chercher, soupire la collègue.

-Bye, ma belle! À demain, répond Karma.

Devant un mocha latte avec (pas assez) de crème fouettée, elle m’assure que son histoire est intéressante. J’en conviens rapidement en écoutant le récit de cette trentenaire qui a décidé de danser il y a à peine trois mois, après avoir été en couple quinze ans et maman à la maison.

« J’ai appelé dans un bar et on m’a tout de suite mise à l’essai. Pas besoin d’être une bonne danseuse, juste d’être bien shapée, de suivre les règlements et de ne pas faire chier le bouncer », énumère Karma, avec un franc-parler.

Publicité

Elle m’entraîne dans le récit détaillé de son atterrissage dans ce milieu, après avoir surmonté les préjugés qui l’empêchaient de faire ce qu’elle aime. « Moi, je suis cochonne sur un esti de temps. Je ne fais pas de full service, mais il n’y a rien de mieux que d’être payée à être désirée. Tsé, quand t’aimes jaser avec des gars, le sexe et la danse. »

Elle n’oubliera pas de sitôt son tout premier quart de travail dans un bar à « gaffe » de la Rive-Nord de Montréal. Cette adepte de métal avait choisi Freak On a Leash (Korn) pour briser la glace. « Mon premier client pour une cabine était un gars de 6 pieds 3 qui voulait se coucher par terre pour que je lui donne des coups de pied dans la face avec mes stripper heels. Ça commençait raide », lance-t-elle en riant.

Elle se remémore aussi cet autre bar à gaffe où on lui confisquait sa carte d’identité pendant ses quarts de travail. « On me disait les prix pour tel ou tel service, en spécifiant de sucer les yeux ouverts, de flusher mes condoms dans la toilette et de me démerder si je me faisais prendre. »

Publicité

Se disant encore « en apprentissage », elle danse aujourd’hui dans des bars plus classy et fonde beaucoup d’espoir sur son premier Grand Prix. « J’espère faire 1000 à 1500$ par soir. Déjà que je dois me payer une chambre d’hôtel en ville pour toute la fin de semaine », explique Karma, qui vit en banlieue.

La récession ne lui fait pas trop peur, convaincue que les gens ont toujours de l’argent pour le sexe. Plus tôt, au bar, elle discutait avec un couple de Dubaï arrivé en ville depuis une semaine, expressément pour le Grand Prix.

« Tout le monde aime la porn ou les strippers, que tu sois riche ou pauvre », croit Karma, qui ne ressent pas de compétition entre les filles.

« Au contraire, elles m’aident, me disent quelle sorte de souliers acheter, m’orientent vers les meilleures écoles de pole dancing. On est toutes là pour s’aider et faire le plus d’argent. »

Publicité

Confession dans l’isoloir

Je retourne au club où j’ai rencontré Karma. Ça fait longtemps que je ne suis pas allé dans un bar de danseuses. C’est ce dont je m’aperçois en poussant la porte. Je ne connais plus les codes, les prix, le décorum. Je porte un polo propre et je tends 10$ au portier, en plus d’un autre 10$ pour le vestiaire. Une fille performe sur scène, l’endroit est étonnamment plein pour un mardi.

Plusieurs filles déambulent dans le club, mais c’est Mandy qui vient s’asseoir à côté de moi. La mi-vingtaine, anglophone, elle accepte que je lui paye une vodka canneberge. Arrivée à la moitié de son drink, elle me propose une danse dans l’isoloir.

-Je fais un reportage . Possible de me donner une entrevue au lieu de la danse?

-OK, mais c’est le même prix.

On paye un autre cover charge pour se ramasser dans l’isoloir exigu à l’étage. Mandy tire le rideau et répond à mes questions.

En rafale, la jeune femme me raconte danser depuis cinq ans et confirme faire beaucoup de fric durant le Grand Prix. « On peut faire entre 1800 et 2000$ par soir, mais pas juste pendant la F1. L’été c’est payant en général avec le tourisme », explique-t-elle, en sortant discrètement une vapoteuse de sa sacoche.

« Ce qui est vraiment payant, c’est de passer une fin de semaine complète avec un client, l’accompagner au resto, aux courses. Là, ça peut monter à environ 3000$ par jour », ajoute-t-elle.

Publicité

Même si, à mon passage, il y avait beaucoup de filles sur le plancher, Mandy m’assure qu’il y a des clients pour chacune d’entre elles. « Il y a une grande solidarité entre les filles. On est bien traitées, ici. Je ne ressens pas de pression et je fixe mes propres limites », confie-t-elle.

Ça passe vite, une toune. L’entrevue est finie.

-T’as sûrement d’autres questions?, me demande Mandy, sourire en coin.

Danser pour se payer un salon de coiffure

Doreen m’a donné rendez-vous le lendemain matin dans un parc de Rosemont, avant d’aller travailler à son salon de coiffure. En s’allumant une clope, elle me raconte son passé de danseuse, un métier qu’elle a exercé durant une douzaine d’années avant de raccrocher ses talons hauts.

Publicité

L’univers de la F1, elle connaît, tout comme les retombées bien concrètes de ce rendez-vous annuel. « Tu doubles ou triples ton salaire », lance-t-elle sans détour, consciente que la situation est probablement plus difficile aujourd’hui, avec la récession et l’engouement pour des sites comme OnlyFans.

Doreen est pour sa part d’avis que la compétition est féroce dans le milieu, surtout pendant le Grand Prix.

« Les filles sont parfois hypocrites, il y a des cliques. Tout le monde veut faire de l’argent. »

Rien pour empêcher Doreen de se remémorer avec nostalgie le bon vieux temps. « Avant, le Grand Prix, c’était la manne, avec des partys privés à 1000$. Je pourrais mourir demain matin, j’en ai profité en masse, mais intelligemment », souligne-t-elle, citant en exemple un party mémorable dans une chambre d’hôtel avec Mel B des Spice Girls.

Publicité

Intelligemment, parce que son métier de danseuse avait un but précis : faire l’acquisition de son propre salon de coiffure. «J’avais deux enfants en bas âge, aucune pension alimentaire et il me manquait de l’argent pour mon salon. J’ai commencé comme serveuse, avant de traverser la barrière », raconte Doreen, qui a possédé, pendant dix ans, son salon de coiffure avant de s’en départir.

Entre sa première danse à Granby (parce qu’elle connaissait trop de monde à Montréal) et aujourd’hui, Doreen ne regrette rien. Elle garde au contraire d’excellents souvenirs de ce métier. « Des fois, je me dis qu’on me reprendrait peut-être, mais ça ne me manque pas de travailler de nuit. »

Doreen s’explique mal pourquoi on ne décriminalise pas entièrement le travail du sexe en 2024, une hypocrisie qu’elle dénonce.

« C’est le plus vieux métier du monde et ça fait partie du monde depuis que le monde est monde. Légalisez ça et rendez ça plus sécuritaire pour les filles et les clients. »

Publicité

Une panique morale?

Jenn Clamen, de l’organisme Stella, martèle qu’on aurait tort, à l’heure actuelle, de faire rimer le Grand Prix avec l’exploitation des femmes.

Pour ce faire, elle s’appuie sur les conclusions d’un rapport déposé en 2021 par le Conseil des Montréalaises, portant précisément sur « la traite des femmes à des fins d’exploitation sexuelle durant le Grand Prix de Montréal », auquel plusieurs organismes ont collaboré, incluant le sien.

Le rapport révèle, entre autres, que les données collectées lors de nombreux événements depuis presque 20 ans par plusieurs chercheurs ne permettent pas de déterminer ni l’ampleur ni l’augmentation des cas de traite de personnes pendant les événements sportifs. On cite en exemple le manque de preuves tangibles à divers Jeux olympiques et Coupes du monde, par exemple la FIFA.

Publicité

Image fournie par Stella, en marge d’une de leur activité de sensibilisation.

C’est la même chose avec le Grand Prix, où personne ne nie une hausse de demande de services sexuels, allant surtout de pair avec la période estivale marquée par plusieurs festivals et événements d’envergure.

« Beaucoup de travailleuses du sexe quittent même la ville pendant cette période, font du touring, parce que le marché est saturé », note Jenn Clamen.

Le rapport montre du doigt une sorte de « panique morale » à l’approche du Grand Prix, se traduisant par des estimations astronomiques entourant la traite des femmes et une médiatisation sensationnaliste.

Mais au final, c’est le sentiment de sécurité des femmes qui demeure le véritable enjeu et la principale préoccupation des organismes, dont Stella. Le rapport note que les actions de lutte contre la traite pendant le Grand Prix font en sorte que les filles se sentent « surveillées à outrance, victimes de harcèlement policier, de profilage ou d’arrestations arbitraires. »

Publicité

Bref, avant de tirer la sirène d’alarme et de poser des gestes sous prétexte de protéger les femmes pendant le Grand Prix, pourquoi ne pas leur demander directement ce qu’elles en pensent?