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La dictature comme héritage

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Mardi dernier, un autre soir de pluie sur Port-au-Prince. C’est la saison.

Les gouttes tombent sur le bois d’une grande maison traditionnelle qui accueille une trentaine de personnes, en majorité des “jeunes professionnels”, autour d’une grande table.

“Merci d’être venus” affirme Christophe Bidof en introduction. Ce matin là, il avait lancé avec un ami un appel à la mobilisation sur sa page Facebook. Un appel qui avait piqué ma curiosité: “Il faut une manifestation dans les rues catégoriquement opposée à cette mascarade!”, écrivait-il.

Le porte-parole du président haïtien venait d’affirmer que l’ancien dictateur Jean-Claude Duvalier, tout juste décédé, devrait avoir droit à des funérailles nationales. Les accointances des dirigeants haïtiens actuels avec des membres de l’ancien régime Duvalier sont assez connues.

À tous les soirs, pendant 4 jours, le groupe s’est réuni. ASIRE, acronyme créole pour Action citoyenne responsable, a été fondée.

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Au dernier soir, c’est la production de pancartes avec leurs traces de mains rouges pour symboliser le sang des victimes.

“Même si les funérailles ne sont plus officielles [comme l’a annoncé le gouvernement à la dernière minute], il faut marquer notre opposition à tout hommage à l’ancien dictateur.”

Après une conférence de presse et plusieurs apparitions dans les médias, une quarantaine de personnes se sont réunies samedi dernier, au même moment où avaient lieu les funérailles, pour un sit-in qui a partiellement bloqué l’une des plus grandes rues de la capitale haïtienne. Pendant que les officiels défilaient devant le cercueil de l’ancien dirigeant, les manifestants scandaient des chansons de la résistance et des slogans comme « Duvalier, assassin » devant l’Office de la protection du citoyen, « ultime symbole d’un État démocratique ».

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La première manif contre l’héritage duvaliériste depuis longtemps en Haïti.

Des représentants d’ASIRE répondent aux question d’Al Jazeera

Les Haïtiens ne s’intéressent plus beaucoup à Duvalier. Beaucoup de choses se sont passées depuis qu’il a quitté le pouvoir dans la disgrâce, en 1986. La junte militaire a même repris le pouvoir sans lui de 1991 à 1994. S’il a connu un petit regain d’intérêt à son retour d’exil en 2011, la majorité de la population a moins de 25 ans et s’intéresse très peu à cette histoire sombre de leur pays.

Plusieurs jeunes se réapproprient d’ailleurs un discours nostalgique de l’époque Duvalier, alors qu’il y avait « moins de voleurs » et beaucoup plus d’ « ordre » et de « courtoisie ».

Ils oublient peut-être un peu trop facilement qu’aucune radio ne pouvait débattre de politique, maintenant presque un sport national au pays. Ils oublient aussi la création des premiers bidonvilles de Port-au-Prince et l’ouverture excessive des marchés aux pays étrangers, qui viendra presque à bout de la production locale des paysans. Et c’est sans compter les victimes directes, enoyées dans de véritables cachots, exilés ou encore torturés.

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De Duvalier à Pinochet

“Après 1990, près de 40 % de la population chilienne est restée attachée à Augusto Pinochet”, s’empresse de comparer Marie-Christine Doran, professeure en sciences politiques à l’Université d’Ottawa jointe par téléphone. Spécialiste de l’analyse des discours populaires en Amérique latine, en particulier au Chili, elle voit plusieurs parallèles entre la situation haïtienne et chilienne.

“Le processus a été très lent au Chili [avant de voir monter une grogne contre Pinochet]. La justice ne semble pas être un thème majeur d’emblée, c’est pour ça que la comparaison avec le cas chilien est intéressante, ça a pris 20 ans pour que le thème de justice dans l’espace social refasse surface.”

Avant l’arrestation de Pinochet en Europe en 1998, très peu de gens réclamaient qu’il subisse un procès, tout comme pour les autres tortionnaires de la dictature. Avant de quitter le pouvoir, ils s’étaient judicieusement votés une loi d’amnistie.

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“Au Chili, des tout petits groupes de défense des droits humains et des groupes populaires, mais aussi des anciens exilés, ont persévéré et ont réussi à faire inculper Pinochet en Espagne. À ce moment, il s’est produit le début d’un phénomène d’appropriation de la justice par le bas.”

Doran s’est intéressée dans ses recherches à la manière, dans une société très polarisée, dont émerge un mouvement très grand autour du thème de la justice et de la démocratie.

On voit poindre des signaux en ce sens en Haïti depuis peu.

Quelques jours après son retour d’exil en 2011, plusieurs plaintes pour atteinte aux droits humains et corruption ont été déposés devant la justice haïtienne contre Jean-Claude Duvalier et ses acolytes. L’affaire était toujours pendante au moment du décès de l’ancien dictateur le 4 octobre dernier, mais plusieurs des tortionnaires de son régime parcourent toujours les rues de Port-au-Prince librement.

Au Chili, ce mouvement social a culminé par des grandes manifestations étudiantes en 2011 et 2012 qui se sont réappropriés le combat pour la démocratie (écrasé par la dictature) et la justice envers les anciens dirigeants coupables d’exactions. La similitude entre les slogans populaires au Chili à cette époque et ce qu’on a entendu à Port-au-Prince samedi dernier est flagrante : fin de l’impunité, pour la justice.

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“On ne parle plus aujourd’hui du Chili comme un modèle de ‘retour à la démocratie’, on parle d’un pays en ‘post-dictature’.” Un glissement de sens significatif aux yeux de Mme Doran.

Dans les années 90, les premiers mouvements populaires qui ont demandé justice après la dictature au Chili n’étaient qu’une goute d’eau dans l’espace public. « Mais cette goûte d’eau a tout de même permis de remettre en circulation l’idée de justice », ajoute-elle.

“Le mouvement a légitimé l’énoncé voulant que l’absence de justice peut causer du tort à la nation [pas seulement aux victimes directes].”

En Colombie, la commission vérité post-dictature a exposé dernièrement sur Internet tous les témoignages recueillis, ce qui a entre autres permis d’arriver à des accords de paix avec les guérilleros.

Au Chili, des groupes se sont réunis devant la maison des anciens tortionnaires pour chanter des chansons et pointer du doigt l’absence de justice. Ces rassemblements nommés « funas » ont intégré le vocabulaire populaire. Le néologisme « funar » a été créé. Ce verbe signifie maintenant l’accusation publique pour un méfait caché.

Préparations avant de prendre la rue
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À Port-au-Prince, ASIRE doit se réunir cette semaine pour faire un bilan et, surtout, entamer une réflexion sur la suite des choses. Théâtre de rue, projections-débats et autres manifestations sont sur la table à dessin. L’avenir dira si ce mouvement, comme au Chili, pourra servir d’étincelle à un devoir de justice et de mémoire plus important.

On peut suivre ASIRE sur leur page Facebook : http://facebook.com/ASIREjistis

Marie-Christine Doran sera en conférence à l’UQAM ce jeudi à 13h. Son livre Le réveil démocratique du Chili. Une histoire politique de l’exigence de justice 1990-2015 sera publié à Paris en 2015 aux éditions Karthala.

Twitter : etiennecp

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