Logo

La détresse déguisée

Publicité

Quand je suis entrée dans le bar, c’est sur elle que mes yeux se sont automatiquement posés. La piste de danse était clairsemée – il n’était que 23h30, Questlove commençait à peine à faire jouer de vieux hits soul. Elle se déplaçait lentement entre les rares danseurs en claquant des talons, comme dans une lascive danse en ligne.

Sa tête se balançait, faisant rebondir sa tignasse blonde contre son visage à chaque élan. Ses bras faisaient d’amples allers-retours. Elle souriait en se foutant de tout ce qui l’entourait.

Elle était magnifique. J’étais hypnotisée.

Elle avait apprivoisé le laisser-aller. Je souhaitais être dans sa peau.

Je l’enviais de se donner si entièrement à la danse, perméable aux regards, malgré la singularité de ses mouvements. Une femme moqueuse en faisait la star de sa story Instagram, et ce, sans grande subtilité. Pourtant la danseuse s’en crissait. Elle n’était pas là pour plaire, elle était là pour la musique.

Publicité

Je souhaitais être dans sa peau. Elle avait apprivoisé le laisser-aller. J’éprouvais une étrange attirance envers elle, une affection injustifiée. Je voulais m’en approcher, voler sa lumière.

Je l’ai perdue de vue. Quelque chose clochait.

La salle s’est remplie. Je l’ai perdue de vue. Elle a émergé de la mer de danseurs une heure plus tard et a marché vers une table tout près de la mienne. Quelque chose clochait. Le même sourire reposait sur ses lèvres, mais la rigidité de son visage laissait deviner un souci. Elle s’est emparée de son sac à main, a envoyé un texto, a approché sans se cacher un petit contenant de son nez, puis a bu d’une traite un grand verre de bière.

Je m’étais trompée. Elle n’était pas là pour la musique, elle était là pour oublier.

Elle est retournée dans la foule. Je l’ai observée s’imposer entre des couples, danser avec différentes personnes qui, après quelques secondes d’amusement, tentaient rapidement de se débarrasser d’elle. Un satellite de lourdeur.

Elle a fini par tituber de nouveau jusqu’à sa table, où elle s’est affalée et endormie. Autour, les danseurs ont continué leurs activités, certains s’arrêtant brièvement pour lui jeter un regard vaguement méprisant.

Publicité

Je voulais partir, mais je n’arrivais pas à l’abandonner. Je l’ai doucement secouée. Elle n’a pas ouvert les yeux. J’ai empoigné ses épaules plus fermement. Toujours rien. Elle n’était pas là pour la musique, elle était là pour s’oublier.

– Tantôt, elle m’a dit que ses amis étaient ici. Ne t’en fais pas. Tu peux partir en paix.

Une femme tentait de me convaincre de laisser la dormeuse tranquille, mais ses propos ne me rassuraient pas. J’étais arrivée tôt. Je savais qu’elle était seule. J’ai attrapé mon manteau et j’ai marché vers le portier le plus près.

Combien de personnes cherchant la lumière se perdent au détour d’un bar?

– Il y a une femme inconsciente au fond de la salle.
– J’y vais tout de suite.
– Je ne veux pas que qui ce soit lui touche.
– Ok.
– Vous ne pouvez pas laisser les gens la toucher.

Je suis partie. Les sons de la fête se sont évanouis, mais l’impression d’avoir quitté un drame potentiel, elle, n’a fait que croître. Combien de personnes cherchant la lumière se perdent au détour d’un bar? Combien d’entre elles échouent seules? Combien de doorman pour les protéger? Combien pour les ignorer?

Combien de détresse déguisée en fière liberté?

Publicité