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Nous marquons notre époque du sceau de l’Art de vivre. Suite logique de la Société des loisirs, l’Art de vivre fait de chaque corvée domestique un épicentre épicurien. «Changer son lit» n’est plus une tâche ménagère, mais un grand rêve éveillé au pays des plumards, vaporisateurs et oreillers anti-acariens. «Peinturer son salon», c’est «décorer son intérieur» et se «laver les fesses dans le bain», c’est «s’adonner au spa à domicile». Cette invasion du plaisir dans le déplaisir touche aussi LA corvée des corvées, le tonneau des Danaïdes du quotidien : faire le maudit souper TOUS les soirs.
Il n’y a pas si longtemps, on disait encore Manger du bon manger. Mais ça ne suffit plus. Aujourd’hui, nous Cuisinons des aliments sains, et si on ne sait pas comment, on fait dur. Point à la ligne. Ne pas savoir cuisiner peut entraîner une grande détresse psychologique. Et certaines situations peuvent agir comme catalyseurs.
Là où ne pas se trouver quand on ne sait pas cuisiner
Chez des amis qui vous logent et nourrissent chez eux pour toute une fin de semaine
Le risque est grand qu’ils vous demandent de faire la vinaigrette pendant que vous sirotez votre verre de rouge du côté neutre de l’îlot. Pour cette même raison, ne louez pas de chalet avec des amis si vous ne savez pas cuisiner.
Dans la cuisine de votre belle-mère
Particulièrement si vous êtes une fille. Et particulièrement si votre belle-mère est Française. De grâce, ayez l’air d’une dépendante affective, et restez dans le salon, collée sur votre chum. Quand vous vous laisserez, sa mère ne dira pas «Elle ne savait même pas éplucher une carotte», mais plutôt «Elle t’étouffait complètement». Et vous aurez l’air digne.
Devant un jaune d’œuf mêlé à une cuillère de vinaigre et une autre de moutarde, le batteur électrique à la main, une tasse d’huile dans l’autre
Tenez-vous loin de la mayonnaise maison. La croyance largement répandue que c’est une chose facile à faire est la plus ignoble des impostures que ce siècle ait connue.
Le couple dans la cuisine
Ce qu’on refuse de nous dire, c’est que si les couples durent aussi peu longtemps aujourd’hui, c’est d’abord la faute de la cuisine, reine mère du quotidien et de la routine. La Sagesse Orientale du Kama Sutra nous enseigne qu’il n’y a pas de mauvais amants, mais juste de mauvaises unions. C’est exactement la même chose en cuisine. L’orgasme est une notion éculée, à moins que ledit orgasme ne soit culinaire.
Le Kama Sutra divise les hommes en trois classes, en fonction de la taille de leur lingam. Les femmes aussi sont classées en trois classes, en fonction de la dimension de leur yoni. Puisqu’on est à table, on préférera lingam et yoni à bizoune et zézette. C’est plus raffiné. Et c’est bien de raffinement dont il est ici question. En amour comme en cuisine, c’est à chacun sa chacune, à chaque torchon sa guenille. Une union doit donc absolument rassembler un homme et une femme de même classe; petit lingam avec petit yoni, et ainsi de suite. Si l’on adapte ce savant savoir à l’orgasme culinaire, nous aboutirons sur trois classes d’hommes et trois classes de femmes :
HOMMES inapte cuistot cordon-bleu
FEMMES nulle ménagère grande-toque
Le couple inapte-nulle s’accordera de belles soirées de nachos gratinés et de pizza-pochettes. Et portera l’habit de jogging les soirs de banquet. Le cuistot et la ménagère entretiendront une saine émulation fondée sur des valeurs sûres, comme la sauce à spag, le pâté au poulet, et l’annuel ragoût de pattes que vous-m’en direz-des-nouvelles. La figure maternelle a beaucoup d’importance dans ce couple, puisque la plupart des recettes leur vient de leur mère. La grande-toque et son cordon-bleu peuvent, quant à eux, espérer atteindre le nirvana. Ces gens ont des pratiques peu répandues et abconses, comme déglacer au fond de veau, dégorger les oignons, ou barder de lard. Cherchez le sens de barder et on vous dira «entourer de barde». Chez eux, on s’amuse ferme.
En-dehors de ces trois paires, point de salut. Une relation fondée sur une inégalité culinaire est en DANGER. Si vous vivez une telle union, rompez.
Les styles de cuisine, en bref
Il existe des milliers de livre remplis de milliards de recettes faciles, mais c’est sans intérêt. Aujourd’hui on cuisine pour séduire, pour l’expérience, et une recette facile, ce n’est pas une expérience, à moins qu’elle ne soit terroir. Les ingrédients terroir coûtent cher. Et comme vous ne savez pas cuisiner, ça risque de vous coûter très cher pour rien. Cuisinez ethnique. Qui dit ethnique, dit souvent économique et exotique. Essayez le couscous. Ou les rouleaux de printemps. Dans tous les cas, cuisinez avec de la coriandre. Si quelqu’un vous demande c’est quoi ce petit goût ?, vous dites c’est la coriandre. Ni vu ni connu. Si vous cuisinez vraiment très mal, faites le même exercice avec du cumin moulu.
Trois gestes concrets pour faire bonne figure malgré tout
D’aucuns prétendent qu’il est difficile de mener une vie normale quand on ne sait pas cuisiner, mais c’est faux. Comme nous venons de le voir, il n’y a qu’à compenser par la ruse ce qui vous manque en talent.
Si vous avez peur que votre cuisine ne soit pas à la hauteur des attentes de vos amis, prenez une grande respiration et pratiquez l’audace. Si vos amis cuisinent bien, c’est qu’ils sont tendance, et s’ils sont tendance, ils adoreront vos tortillas roulées au rôti de bœuf et à la banane plantain. N’omettez pas un peu de raifort, un assaisonnement qui n’est étrangement jamais placé deux semaines de suite dans la même section au supermarché.
Au moment de servir, préoccupez-vous de la présentation. Plantez une tige de thym ou de romarin dans l’assiette. Ces tiges se vendent déjà préparées à l’épicerie. Piquez dans quelque chose de ferme. Une tige couchée sur le côté n’est pas aussi alléchante. Par exemple, dans un quart de poulet de la rôtisserie, piquez dans les frites ou le poulet, pas dans la sauce.
Appelez votre chat «Pâtisson», «Semoule de blé Durum» ou «Confit». «Confit de canard», si c’est un mâle ou «Violette confite», s’il est mauve.
Pour en finir
Il n’y a qu’une seule chose pour remplacer le talent culinaire : l’escrime. D’abord, l’escrime aussi, ça impressionne tout le monde, et c’est beaucoup moins répandu que le savoir cuisiner. Dans le cas d’une humiliation culinaire, l’escrime vous donne le pouvoir de contre-attaquer. Conviez votre humiliateur en duel; puis embrochez-le. Constatez que cuisine et escrime sont effectivement des dons apparentés.
Ce texte est issu du #14 spécial Bouffe | Hiver 2007
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