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La désinformation au service de la culture

Mensonge ou prédiction?

Par
Benoît Lelièvre
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Vendredi dernier, ma collègue Andréanne m’a fait parvenir une publication Facebook d’un certain Francis-William Rhéaume affirmant que le Théâtre de Quat’Sous venait d’être abandonné et serait éventuellement remplacé par un immeuble à logements.

« Il y a peut-être quelque chose à faire avec ça? », m’a-t-elle lancé au passage.

Conditionné par les réseaux sociaux à me faire une tête en deux secondes et quart, je me suis tout de suite dit : « Voyons, c’est ben glauque! On est vraiment devenus des parodies de nous-mêmes. »

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J’ai dû relire la capture d’écran et le statut de M. Rhéaume une bonne dizaine de fois et vérifié sur le site web du Théâtre de Quat’Sous avant de comprendre qu’il s’agissait d’une fausse nouvelle visant à sensibiliser la population aux effets anticipés des coupes en culture du budget Girard dévoilé le mois dernier. Au premier coup d’œil (un peu rapide, je l’avoue), ça avait l’air d’une capture d’écran sortie tout droit de La Presse.

Visiblement, je ne suis pas la seule personne à m’être fait prendre. La publication a reçu 159 réactions, 21 commentaires et pas moins de 181 partages au cours de la fin de semaine. Deux publications subséquentes ont par la suite engrangé pas moins de 25 et 45 partages, respectivement. En trois jours.

C’est pas rien. Le mot se passe.

Mais quel mot, au juste? C’est quoi le but de tapisser les réseaux sociaux d’une apocalypse culturelle annoncée? J’en ai discuté avec les comédiens Francis-William Rhéaume et Sharon Ibgui, les créateurs derrière cette campagne.

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Un projet punk rock

« Tout ça est arrivé très spontanément », me confie Sharon Ibgui, connue, entre autres, pour son rôle dans Alertes à TVA. « Je buvais mon café, vendredi matin. J’étais allée à la manif contre les coupures, la veille. J’avais dans l’esprit de créer des images choquantes. J’ai contacté Francis-William qui possède cette expertise avec le design et l’intelligence artificielle et à l’intérieur d’une journée, il a été capable de créer ces images très fortes que j’avais envie que les gens voient. On a donc décidé de lancer sur-le-champ. »

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Les images ont eu l’effet escompté, du moins auprès des institutions visées par le projet. Le Théâtre de Quat’Sous était en période de lancement pour la saison 2023-24, le timing de la campagne de Ibgui et Rhéaume était donc un peu mal choisi. Le théâtre a tout de même partagé la publication à leurs 13 000 abonnés en expliquant le contexte de celle-ci.

Pris de court par la vision choc de Sharon et Francis-William, le Festival TransAmériques, la cible de la troisième publication du duo, a également cherché à savoir s’il était victime de trolls. Il n’y a pas à dire, le projet des deux comédiens intrigue et fait réagir.

« Il y a un petit côté juvénile à ce qu’on fait, comme des graffeurs. Sharon et moi avions la volonté d’exploiter une faille dans le système, de forcer les gens à aller vérifier l’information », explique Francis-William Rhéaume.

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Les risques de dérapages sont réels avec un tel projet, mais le duo les assume : « Je suis très consciente que c’est punk rock, notre affaire. Oui, ça peut être gauche par moments, il va y avoir des erreurs et des dépassements, c’est certain. Mais il n’y a aucune malveillance dans notre démarche. On n’arrivera pas à faire changer les choses en lavant plus blanc que blanc, en faisant attention à la sensibilité de tout un chacun. On essaie quelque chose pour le bien commun », explique Sharon.

C’est quoi le problème, au juste, avec la culture?

L’annonce du ministre des Finances Éric Girard, pour le commun des mortels, c’est juste des chiffres dans le journal. Dans les foyers, l’important, c’est qu’il n’y ait pas de hausses de taxes ou d’impôts et que quelque chose soit tenté pour réparer un système de santé de plus en plus en détresse. Mais comment ces coupures s’articulent, au juste, dans la vie de nos artistes?

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« C’est pas normal qu’une comédienne formée et expérimentée ne fasse que 100$ par spectacle. On n’a aucune stabilité d’emploi. On est constamment dans l’urgence et ça fait des années que c’est comme ça. Le milieu culturel fait des miracles avec pas grand-chose, mais ça épuise », lance Sharon Ibgui.

Francis-William Rhéaume doit lui aussi multiplier les entrées d’argent pour subvenir aux besoins de sa famille. Il est principalement comédien au théâtre et à la télé, en plus d’être illustrateur et auteur, et de prêter sa voix à des campagnes publicitaires.

« Avec l’augmentation du coût de la vie, c’est de plus en plus difficile et on nous enlève de l’argent au lieu de nous aider. »

C’est paradoxal, pour un gouvernement qui championne l’identité québécoise à qui veut bien l’entendre, de couper les fonds à son meilleur véhicule de transmission. Francis et Sharon sont des comédiens, mais les coupures touchent l’humour, la chanson, la télé, la littérature et tout ce qui touche à l’expression de notre identité. Une campagne de désinformation bienveillante ne viendra pas à bout d’un problème d’une telle envergure, mais existe-t-il une autre solution pour nos artistes?

« Peut-être une grève généralisée? Pendant un mois, pas de télé, pas de cinéma, pas de musique, pas d’humour. Il y aurait peut-être une meilleure compréhension de la valeur qu’on apporte », risque Sharon Ibgui.

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Cette dernière concède qu’il sera difficile, voire impossible, pour un artiste de se passer d’un mois complet de salaire sans mettre sa santé financière en péril, mais qu’il existe d’autres alternatives : que le public se présente aux manifestations, qu’il vote en conséquence aux élections. Pour elle, le mouvement de contestation doit s’étendre au-delà de l’Union des artistes.

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La suite, c’est quoi?

« On cherche à transposer ça dans le monde concret. Il y a une certaine facilité à créer du contenu pour les réseaux, mais on veut atteindre les gens dans leur vie avec ces images-là », explique Francis-William Rhéaume.

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Les deux artistes s’accordent pour dire que le futur de la culture au sens large passe par la magie du contact humain. À l’ère où la technologie et l’intelligence artificielle dérobent de plus en plus de jobs aux artistes, les arts vivants sont le domaine où l’être humain ne peut être remplacé.

Le duo envisage d’organiser des projections des images choc créées pour le projet. Possiblement sur l’édifice où travaille le ministre de la Culture : « C’est pas criminel ça, non? », affirme Sharon avec un sourire coquin.

« La manif contre les coupes budgétaires était douce et tendre, mais il n’y a pas de tendresse dans l’argent. Il faudra parler cette langue, celle de la manif, pour s’en sortir, mais en sommes-nous capables? » continue-t-elle.

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Pour suivre l’initiative de désinformation de Francis-William et Sharon, vous pouvez vous abonner à leur compte Ça Presse, sur Instagram. Sinon, la prochaine manifestation contre les coupes en culture aura lieu le 16 mai prochain, et vous pouvez vous informer ici à ce sujet.