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La dernière séance

Les carnets d’Anick Lemay.

Par
Anick Lemay
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Je marche sur Jarry le pas léger. Je me suis invitée à l’improviste chez une fée pour l’apéro. J’aime que les choses soient spontanées. Et cette fée-là habite à quinze minutes à pieds de chez moi. Ça rend les invitations promptes et toujours heureuses. J’arrête à la SAQ et je choisis un p’tit Bourgogne blanc qu’on aime toutes les deux. C’est précieux l’amitié, j’aime en prendre soin. Le gars de la SAQ, dont j’ignore le prénom, mais que je reconnaitrais sans faillir n’importe où dans le monde, m’offre son « rabais employé ». Depuis que je suis malade, il a fait ça quelques fois pour me faire sourire. Pis ça marche. Merci l’ami.

Ça fait que j’arrive avec mon sourire qui perdure, face à la vieille porte en bois de ma Rose. Tu sais, ces beaux triplex qui ont reçu de l’amour au fil du temps et qui grâce à ça, restent solides et fiers avec leur beauté d’antan? C’est comme ça chez elle. Les matériaux sont nobles. Comme son cœur de mie de pain. Elle vient m’ouvrir et ça déboule, les mots et les baisers débordent, comme toujours. On se renifle, s’embrasse, se colle. Mes amitiés sont faites de caresses. J’suis chanceuse.

– My God que c’est dur!

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Elle parle évidemment de mon chest. Le manteau et les bottes enlevés, viens de suite la séance de « tâtage », démonstration à l’appui, de ce qui occupe la majeure partie de ma vie, depuis le printemps : ma poitrine. Elle touche, regarde, commente l’évolution des cicatrices et l’élasticité de ma peau avec admiration. Et c’est vrai que c’est admirable. Le corps humain a une capacité de guérison hallucinante, je te jure. Bon, c’est sûr que ça prend du temps. Et l’impatiente que je suis voudrait déjà être rendue à l’an prochain, mais elle a raison. En neuf petits mois, mon corps s’est réparé formidablement. J’ai le smile et la fierté accotés.

En neuf petits mois, mon corps s’est réparé formidablement. J’ai le smile et la fierté accotés.

Pendant qu’elle ouvre la bouteille et que je baisse mon chandail, mes yeux eux tombent sur « Elle ». Je viens pourtant assez souvent ici. Je connais bien la maison, ses multiples décorations et autres œuvres d’art. Mais fouille-moi pourquoi, aujourd’hui, je ne vois qu’elle. Comme si un gros spot chaud l’éclairait en plongeant le reste dans le noir. Je ne vois plus que Marilyn, presque nue, deux énormes fleurs devant ses seins. Puis, je lis le titre : La Dernière Séance. Dans la douceur d’un 5 à 7 improvisé, j’ai trouvé de quoi sera fait mon dernier URBANIA…

*

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Marilyn. Une image féminine forte. Une image sensuelle, charnelle, sexy. Une vie faite de peau. De chagrin. Derrière le grain de la pellicule, une détresse immense. Derrière le regard embué par l’alcool, la tristesse d’une femme. Une icône. Un sexe-symbole à la beauté magnifiée bien avant notre ère Instagram. Avoir le monde à ses pieds et être si seule. Et si incroyablement triste.

Marilyn est synonyme de féminité et de sensualité. Depuis que les traitements sont terminés, je pense souvent à ça, l’intimité. Je pense à toutes ces femmes que j’ai croisées ces derniers mois. C’est un sujet que je n’ai abordé avec aucune d’elles, toutes trop prises dans le tourbillon des hôpitaux, à tout prendre, avaler et s’injecter pour survivre. Mais maintenant que le calme revient peu à peu, que la douceur de simplement vivre commence à se faire sentir, comment je vais faire ça donc, renouer avec mon intimité? Cette sensuelle liberté qui m’était jadis si précieuse? Cette confiance en moi, en mon corps de femme, est-ce que je l’ai encore?

Sincèrement, je pense que oui.

En fait, j’en suis certaine.

Pis c’est pas pour faire ma fraîche.

Je suis profondément convaincue d’appartenir à cette race de monde qui assume. J’ai toujours été all in. What you see is what you get. Et c’est pas le cancer qui a changé ça. Je le sens.

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Je suis profondément convaincue d’appartenir à cette race de monde qui assume. J’ai toujours été all in. What you see is what you get. Et c’est pas le cancer qui a changé ça. Je le sens. Alors passée la première réaction – parce qu’il y en aura une, on va pas se le cacher –, j’ai l’intime conviction que ça va bien aller. C’est d’même, j’ai confiance. Mais quand je pense à toutes celles que j’ai croisées, je me demande comment elles, elles se sentent. Si leur regard a changé; si elles se trouvent belles malgré tout ou si elles fuient leur image; si les hommes ou les femmes dans leur vie sont assez amoureux/ses pour les rassurer. Je le souhaite de tout mon cœur. Et je nous souhaite de la douceur. Parce que le chemin parcouru a été rough, je nous souhaite des envolées de caresses, des frissons d’engouements, des souffles chauds, des yeux remplis à ras bord. Et beaucoup de fous rires.

Avec ou sans sein, belles femmes, shinons toutes en chœur!

*

Comme je te l’ai dit plus haut, c’est mon dernier URBANIA… Il est temps de se quitter mon ami(e). Je te suis déjà plus que reconnaissante d’avoir bien voulu prendre ma main tout au long de ce parcours assez rushant merci. Je sais que parfois, tu as arrêté de lire parce que j’étais trop directe, trop brute. T’étais pu capable d’en prendre, mais… tu revenais. Je sais que souvent, tu as tremblé et pleuré avec moi. Tu as souri aussi et parfois même avec du bruit. Tu as senti les odeurs et vu les couleurs, tu as ressenti les souffrances, les miennes comme celles des autres. Tu les as rencontrés avec moi les Pedro, Jacinthe, Suzie et cie. Tu as voyagé avec moi, à l’abri ou pas, derrière ton écran. Et tu sais maintenant, comme moi, ce qui se cache derrière les portes du terrible mot « oncologie ».

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Je me rappelle le printemps. Le choc, l’angoisse, le gouffre, la peur, les questionnements qui roulent en boucle dans ma tête et font débattre mon cœur trop rapidement. Les cent pas. La mort de mes deux tantes. Les nombreux et nouveaux termes médicaux qui se transforment en autant de mises à mort. Le corridor de Sacré-Cœur. L’ablation de mes deux seins. Le soulagement d’être débarrassée de ces crabes qui ont envahi mon corps sans permission. La douceur de mes fées. L’éblouissante charge d’amour de mon entourage. Ma chaise rouge de convalescente. Mon lit rempli d’oreillers. Le temps qui s’étire. Mes larmes qui coulent. Mon élastique pété, la perte de tous mes filtres.

Et toi. Toi qui prends ma main. Qui me lis, me suis.

Tu as souri aussi et parfois même avec du bruit. Tu as senti les odeurs et vu les couleurs, tu as ressenti les souffrances, les miennes comme celles des autres. Tu les as rencontrés avec moi les Pedro, Jacinthe, Suzie et cie.

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Je me souviens de l’été. Les fameuses portes de l’aile d’oncologie qui s’ouvrent pour moi. Les chaises bleues de chimio. L’odeur de médicaments. Le buzz du décadron. La rencontre avec Jacinthe qui me plug sur le fameux jus rouge. Les bad trips, les maux de cœur, les éternelles nuits du troisième jour, le manque de plaquettes, mon chest qui se gonfle 60 ml à la fois et qui pèse chaque fois 20 lbs de plus. Le temps qui s’étire. Les injections quotidiennes. Mes larmes qui coulent et mes cheveux qui tombent. La semaine des bonnes nouvelles. Le jus blanc qui fait mal, chaque fois un peu plus. La piscine au sel d’une fée. La douceur de ma sœur. La dernière chimio. Les ballons rouges et blancs, les cartes postales. Le grand débranchement. Le matin où je ne marche plus. La rentrée des classes, le début d’un répit.

Et toi. Toi qui tiens toujours ma main. Qui me lis, me suis.

Je sors doucement de l’automne. Je me rappelle la route vers la Cité. La blancheur du centre, la beauté d’Anne-So, la gentillesse des techniciens. Je me souviens de Bowie, des marches dans mon quartier, de ma peau qui brûle lentement mais surement. La mort de Grand-Mère. Je dors beaucoup, je me crème tout le temps, je me répare. Je te donne de moins en moins de mes nouvelles. Ma vie se calme. Mon cœur bat sans se débattre. Je ne pleure plus. Le temps a repris une vitesse normale. Je ris. Mes cheveux et tous mes poils repoussent. Je retrouve mon esthéticienne et mon énergie vitale. La mienne. Je peux dormir sur les deux côtés avec juste deux oreillers. Mes bras lèvent au complet. Je retourne au gym et à la piscine en janvier. J’ai chaud, je fais de l’insomnie. L’hormonothérapie fonctionne. JA est contente alors moi aussi.

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Et toi. Toi qui me tiens encore la main. Qui me lis, me suis.

Trois saisons. Neuf mois. Le temps d’une grossesse, je me suis portée. Que de chemin parcouru en si peu de temps, au final. Trump a eu le temps de dire et de faire beaucoup de niaiseries et les t-shirts passent toujours pas, que ce soit à l’Assemblée nationale ou dans les galas. Hé ben…

Trois saisons. Neuf mois. Le temps d’une grossesse, je me suis portée.

C’est le temps de se quitter. Je cherche depuis plusieurs jours la meilleure façon de laisser aller ta main. J’ai pensé à Gerry et sa si belle « Pour une dernière fois ». J’ai réécouté « Te quitter » de Dan Bélanger. Je me suis reconnue dans Hubert Lenoir et sa fille de personne : « Où tu portais le cuir et la tête rasée, un avenir de femme libérée ». Marie-Pierre est jamais bien loin et j’ai vu Pat Watson en spectacle hier, mais… Je ne te quitterai pas avec une chanson. Tu vaux plus que ça. Je vais le faire avec des mots. Les miens. Ceux qui nous ont permis de tisser ce lien, ceux qui ont fait qu’on se prenne par la main.

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Imagine-moi de dos. Face à mon lac. J’ai mon manteau d’hiver noir, des boucles d’afro qui sortent de ma tuque parce que je n’ai pas encore assez de cheveux pour me tenir au chaud, mes mitaines et le bout du nez froid. Le vent du nord souffle fraichement. Il fait soleil et -2. On est bien. Je me tourne vers toi et te souris. Tu t’approches et on se prend dans nos bras. Une longue accolade qui veut dire…

Merci.

On se retrouvera ailleurs.

C’est promis.

Salut mon ami(e).

Joyeux et heureux Noël.

Pis, tu sais-tu quoi?

Je te souhaite la Santé! ;)

* Même si j’essaie de mettre en scène ma dernière photo, j’y arrive pas. On aura été, jusqu’au bout, sans filtre ni Photoshop! Avec un brin d’humour et d’autodérision. N’est pas Marilyn qui veut!

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Les carnets d’Anick Lemay ont été rassemblés en un livre, Le gouffre lumineux, dans lequel réflexions, histoires inédites et photos ont été ajoutées. Vous pouvez vous procurer ce livre à notre boutique en ligne!

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