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La créatrice du mois: Sarah Seené, poète des images
Sarah Seené, c’est une photographe qui travaille exclusivement avec de la pellicule et qui amène une poésie toute délicate à chacune de ses oeuvres. Française débarquée au Québec par amour, elle nous charme maintenant grâce à une série de photo mettant en vedette des jeunes aveugles ou non-voyants. Récit d’une douce rencontre.
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Crédit : Sarah Seené et Emilie Ahbahbravo
Si j’ai bien compris, tu as commencé à faire de la photo quand tu étais ado?
Oui, moi je travaille en pellicule seulement, donc avec des vieux appareils, et j’ai commencé à faire de la chambre noire quand j’avais 16 ans, en France. C’était des cours du soir. L’école d’art était juste à côté de là où on habitait avec ma mère et ça m’a permis les soirs de semaine après le lycée d’apprendre à développer la pellicule que j’avais shooté.
C’est un intérêt que tu avais déjà avant de suivre le cours?
Je pense que j’ai toujours eu un grand intérêt pour la photographie parce que j’ai vu mes parents en faire beaucoup et porter un intérêt à la photographie au-delà de juste faire des photos de vacances. Mon père était vraiment passionné par ça et j’ai aussi vu ma mère faire de la chambre noire dans des clubs photo. C’était une évidence. Quand j’étais adolescente, j’étais fascinée par les photos dans les magazines, mais ce n’était pas pour les filles ou pour les comparaisons corporelles, c’était pour les univers. Moi je cherchais les univers des photographes.
Après comment est-ce que tu t’es retrouvée à Montréal?
C’est l’amour qui m’a menée ici *rires* J’ai rencontré un Québécois, Guillaume Vallée, qui est un artiste visuel que je respecte beaucoup, il y a cinq ans en France. Le hasard a fait qu’on s’est rencontrés à ma première expo photo et ça a bien cliqué artistiquement. Puis, on s’est recroisés par hasard dans cette ville où j’habitais un an et demi après et là il y a eu quelque chose d’amoureux. On a eu une relation à distance et finalement j’ai demandé un PVT et je suis venue ici il y a deux ans et demi.
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Donc, dans tes séries il y en a une partie que tu as commencé en France et que tu as continuée ici?
J’ai fait beaucoup d’autoportraits entre 2014 et 2017, puis là ça s’est stoppé et je suis dans un tout autre projet depuis un an et demi. [sa série sur la résilience] ça m’a quand même suivie ici. Quand je suis arrivée, j’étais beaucoup dans la solitude, dans des drames familiaux, des choses avec beaucoup de douleurs, j’avais besoin de travailler sur moi-même et de me faire une place ici. Je pense que l’objectif m’a beaucoup aidée.
Quand je suis arrivée ici il a fallu que je recommence tout. C’était un gros pari de changer de continent pour un amoureux. Je ne savais pas si ça allait fonctionner. Et question carrière, quand j’ai déménagé, j’étais pas vieille, mais j’étais pas si jeune non plus. En France, j’avais déjà tout un truc d’établi, alors j’avais super peur que ça ne prenne pas ici.
La série que tu as faite en Gaspésie (Souvenirs de brume), c’est venu pendant ce moment-là?
C’était pendant ma première année ici. Quand j’ai fait cette série sur quelques jours à Gaspé, ça faisait huit mois que j’habitais au Québec, alors c’était encore frais. J’étais là-bas parce que j’ai eu un contrat avec le festival Les Perséides, alors j’en ai profité pour faire cette série là-bas.
C’est une série sur le deuil et ça correspond pas mal à un espèce de brouillard dans lequel j’étais. Des deuils personnels, mais aussi des deuils concernant mon pays. Même si la vie continue et que je ne suis plus en contact avec les gens que j’aime là-bas, le rapport n’est plus le même du tout.
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Je ne peux pas te parler sans mentionner ta série Fovea avec les jeunes malvoyants ou aveugles. Comment c’est arrivé dans ta vie ce projet-là?
En tant que photographe, le fait de mal voir ou de ne pas voir du tout, c’est quelque chose qui est vertigineux. C’est quelque chose qui me hante depuis que je suis petite. C’est quelque chose qui m’a toujours fascinée.
Ce qui a donné l’idée pour ce projet-là, c’est que j’ai eu un contrat photo pour une OBNL qui s’appelle Montréal Relève. Leur mandat c’est de trouver des stages en entreprises pour des adolescents. Ils ont un programme spécial qui s’appelle Vision Carrière qui s’adresse aux jeunes aveugles et malvoyants. Je suis allée photographier les jeunes sur le terrain pendant leurs stages.
Pour Vision Carrière, j’ai dû faire des photos d’une réunion, avec une dizaine d’adolescents malvoyants. Ce qui m’a frappée c’est qu’ils ont parlé d’eux, ils ont expliqué leur maladie, leur accident ou leur cécité de naissance, mais ils n’ont pas du tout arrêté là-dessus. Ils ont parlé de leurs passions et ils avaient des projets professionnels. Ça m’a complètement euphorisée, j’ai trouvé ça génial. J’ai entendu ces jeunes et je me suis dit que je voulais faire un projet personnel pour montrer les jeunes non-voyants et aveugles à ma manière.
À partir de là, comment ça s’est passé pour avoir des participants?
Déjà, il a fallu que j’écrive pas mal sur le sujet parce que c’est un sujet quand même délicat. Moi je veux les photographier, mais eux ils ne verront pas le résultat. En plus, ce sont des mineurs, donc il faut l’approbation des parents et tout. Il faut que mon regard soit extrêmement bienveillant et qu’il y ait toute une démarche de rencontres avant. Je ne suis pas juste là pour m’approprier leur image et puis ciao.
J’ai beaucoup questionné aussi ma légitimité à faire ça. De quel droit moi, personne voyante, n’ayant aucun déficit visuel, je me permets de faire ça. J’ai vraiment développé tout ça et c’est là que j’ai décidé de montrer les multiples facettes de ces jeunes à travers mon regard et mon univers poétique.
J’ai passé à travers [Vision Carrière] et j’ai parlé de mon projet aux organisateurs et ils ont fait passer mon appel de candidatures dans leur base de données. Je n’ai pas eu beaucoup de réponses au début. Ça fait peur un peu ce projet-là. Pour quelqu’un qui est né aveugle, c’est abstrait une photo. C’est vachement compliqué à expliquer une photo. Au début ça n’a pas été facile, mais j’en ai eu trois. J’ai développé mes photos et j’étais extrêmement heureuse, j’avais l’impression de pouvoir montrer exactement ce que je voulais montrer.
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Les jeunes qui acceptent de participer au projet, est-ce qu’ils te disent pourquoi ils ont dit oui?
Souvent ils me disent qu’ils ont envie d’être regardés par les voyants. Souvent, on ne les regarde pas, parce que la déficience visuelle, bah ça fait peur. Les voyants sont vraiment mal à l’aise quand ils n’ont pas l’habitude [d’interagir avec un.e non-voyant.e].
Tu vois, nous on parle, on a le eye contact et de ne pas avoir le eye contact, ça peut être troublant pour la personne en face. La personne ne va pas capter ton sourire non plus. Il y a beaucoup de choses dans la communication qui passent par le visage et par le regard.
Mon but, c’est que le projet soit accessible aussi à eux, donc l’exposition elle inclut des descriptions en braille, en gros caractères pour les malvoyants qui ne lisent pas le braille et des documentaires sonores.
Les jeunes, est-ce qu’ils ont leur mot à dire sur le concept des photos?
On se rencontre ou on s’appelle d’abord. Je tiens à ce que les photos leur correspondent un maximum, donc je tiens à ce qu’ils choisissent le lieu où je les photographie. Finalement, c’est souvent les chambres qui sont le lieu des shootings. C’est un peu leur univers, leur bulle.
Comme tous les ados dans le fond.
Exactement.
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Le travail de Sarah, plus particulièrement sa série Fovea, a été présélectionné pour le Prix Mentor 2019 lors du festival de photojournalisme Zoom Photo Saguenay. Elle se rendra donc à la finale à Paris en novembre 2019, avec les autres photographes sélectionnés dans différents festivals en France et en Belgique. Pour en savoir plus sur le travail de Sarah, cliquez ici.