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La chapelle des refusés
Dans un village, une église sert de refuge pour des artistes de la marge.
Je m’arrête sur la rue principale de Mansonville, un village blotti contre la frontière américaine. Ça sent le vieux confort tranquille des Cantons-de-l’Est. Les perrons en bois, les drapeaux déchirés, le temps qui s’étire.
C’est une amie qui m’a soufflé l’adresse. Une galerie d’art cachée dans une ancienne église, à côté d’un resto abandonné. L’air de rien, la bâtisse abrite pourtant son secret.
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De l’extérieur, rien d’exceptionnel. Même clocher, même façade immaculée que toutes ces petites églises qu’on croise au bord des routes. Même état d’abandon, faute de fidèles. Sauf que celle-ci a été ressuscitée en 2017 par Patrick Cady un psychanalyste français installé à Montréal. On vient ici, dit-on, pour découvrir « ses trouvailles ».
À peine le seuil franchi, la promesse se réalise. On quitte le monde réel pour un autre, fiévreux, sombre, presque troublant.
Le Musée d’Art Singulier Contemporain. Une secousse à mi-chemin entre le rêve et le vertige.
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Un jour, à la sortie d’une brocante, Patrick Cady ramasse une pierre. Rien d’extraordinaire. De retour chez lui, il la sculpte, par pur élan, avec un couteau à huîtres et un marteau.
De ce geste brut naît une première œuvre. Et avec elle, un plaisir oublié. Celui de donner forme, de donner vie. Quelque chose d’enfantin, mais de viscéral aussi, enfoui depuis longtemps et soudainement remonté à la surface.
Et, dès ce jour, il ne s’arrêtera plus jamais.
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Cette révélation l’ouvre passionnément aux œuvres des autres. Il écume les galeries, les encans, les ateliers. Peu à peu, il devient collectionneur presque malgré lui. « À chaque coup de cœur, je voulais garder l’œuvre près de moi, la regarder longtemps, vivre une intimité avec elle. Et pour ça, il fallait l’acheter. »
Quand l’appartement déborde, il loue un entrepôt. Puis, quand l’entrepôt déborde à son tour, naît l’envie de partager. De transformer cette accumulation en lieu vivant. En musée.
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En 2017, il tombe sur l’endroit parfait. Une petite église bâtie en 1860 par des catholiques irlandais et devenue, entre-temps, un lieu de culte protestant.
Séduit par son architecture intérieure en amphithéâtre, Patrick en devient propriétaire pour y loger sa collection. « Le rêve pouvait enfin devenir réalité, raconte-t-il, parce que c’était moins cher qu’une petite maison. »
Il retire les bancs et érige ensuite des murs latéraux, « comme des petites chapelles », pour offrir à chaque artiste son espace.
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C’est le bâtiment qui l’a appelé. Mais le village, lui, reste à distance, un peu hésitant devant ce projet venu d’ailleurs.
La rumeur court qu’ici, c’est « New York à Mansonville ». Et, dans la bouche de certains, New York n’a rien d’un compliment. C’est « un truc d’étrangers », avec leurs drôles d’habitudes.
« Les musées, c’est pas fait pour nous autres », lui a lancé l’épicière du coin.
Le conservateur n’en prend pas ombrage. Au contraire, il trouve la réception jusqu’à présent plutôt bonne. « Quand j’ai affaire à des gens sensibles, prêts à se laisser emporter par un art un peu difficile, parfois brutal, qui réveille une folie enfouie, il se passe quelque chose. Et ça, ça fait du bien. »
Il marque une pause. « Sinon, j’ai affaire à des gens sur la défensive, qui ricanent. »
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Les visites se font sur réservation, commentées par le curateur lui-même. Des rencontres confidentielles, qui se propagent surtout par le bouche-à-oreille. Son ambition tient en une phrase : « Je veux juste que les gens sortent d’ici en se disant qu’ils ont vécu une expérience. »
Chaque année, il écrit un livre et conçoit une exposition autour d’un artiste de sa collection. En 2025, son regard se pose sur Mary Lou Freel, une octogénaire énigmatique originaire de Niagara Falls. Son médium est la tapisserie brodée à la main, faite de textiles recyclés ; coton, laine, fragments de vie.
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Dans ses œuvres, scènes historiques et fulgurances mythologiques s’entrelacent comme les fils d’un même cauchemar. Certaines lui demandent jusqu’à un an de travail.
Ce qui fait aussi le charme du musée, c’est que chaque œuvre s’accompagne d’un récit.
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Patrick découvre pour la première fois le travail de Mary Lou à Montréal, dans une petite coopérative d’artistes marginaux, la galerie Usine 106U. La brodeuse ne reçoit jamais personne. Elle vit seule, recluse dans un minuscule appartement. Intrigué, Patrick la contacte. Contre toute attente, elle accepte de le rencontrer. Chez elle, il découvre une montagne de tapisseries. Plus de quarante ans de broderies empilées les unes sur les autres, l’œuvre d’une vie que personne n’avait encore vue. Une cinquantaine d’entre elles ornent aujourd’hui les murs de l’église.
« Mon métier m’a aidé à apprivoiser ces gens solitaires, parfois sauvages, au destin souvent tragique », confie-t-il.
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Pour Patrick Cady, l’art singulier, c’est celui qui échappe à tout. Aux courants, aux écoles, aux modes. Des artistes sans boussole, qui tracent leur propre route. Des êtres farouches, convaincus que la différence est leur seule patrie.
Ici, chacun exprime, à travers ses déchirures, quelque chose de profondément humain. Daniel Erban grave l’horreur familiale de l’Holocauste à partir de poèmes d’enfants. Le Salvadorien Osvaldo Ramirez Castillo, né en pleine guerre civile, trace au crayon d’immenses toiles hantées par la mémoire et la violence.
Il y a aussi Barnabus Arnasungaaq, grand sculpteur inuit au style primitif, révolté contre l’institution. Nancy Ogilvie, atteinte de schizophrénie, peint ses visions sur des planches de bois ramassées dans la rue. Marie Surprenant, elle, composait ses tableaux uniquement avec ses doigts et ses ongles. Et Arthur Villeneuve, le barbier de Chicoutimi, qui transformait les murs de sa maison en fresques faute de pouvoir s’offrir des toiles.
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Tous, des autodidactes habités par de petites ou grandes apocalypses intérieures.
Il y a aussi ce dessinateur des bas quartiers, bagarreur, tombé amoureux de Francis Bacon, obsédé par la chair qui se défait, fou du détail. Ou Fredy Bouhier, ouvrier de la construction, qui peignait pour ne pas s’enlever la vie.
Patrick les a réunis. Les a fait dialoguer. Une vingtaine d’artistes liés par la douleur, mais aussi par des rencontres, et souvent, même, par une amitié.
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Le seul véritable dénominateur commun entre ces artistes, Patrick ne le découvre qu’après coup. Il sourit. « Au départ, ce sont toujours des coups de cœur qui m’emportent, avant même que je réfléchisse. Mais avec le temps, j’ai compris qu’ils partageaient tous la même chose : pour eux, créer est une nécessité. »
Derrière l’apparente violence des œuvres, Patrick dévoile peu à peu l’histoire intime de leurs auteurs. Et soudain, le regard change, la douleur se transforme en émerveillement. C’est cela, justement, que le collectionneur cherche à transmettre.
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Ici, rien d’élitiste malgré l’insolite de la proposition. L’entrée se fait à tarif volontaire, pay what you can, comme dans un show punk. Parce que pour le psychanalyste, l’art doit rester vivant, vu, et surtout accessible.
Partout, on retrouve aussi ses propres œuvres en bois, en pierre. Magnifiques, elles aussi. « Je n’avais pas prévu d’exposer ce que je faisais. Ça s’est fait comme on habille les roses d’un bouquet avec un peu de verdure. »
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Trois jours par semaine, il reçoit encore ses patients à Montréal. Le reste du temps, le psychanalyste vit modestement en bas, dans le ventre de l’église, entouré de livres et d’œuvres en attente de murs. Il jardine, promène son chien et ouvre les portes de son musée, ce rêve devenu réalité.
Et, quelque part entre deux visiteurs, il attend toujours l’épicière.

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