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La caverne d’Ali Baba de Chertsey

Le comptoir d’entraide Marie-Reine-des-Coeurs a triplé en superficie en quelques mois.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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« On est victimes de notre popularité, on ne s’attendait pas à ça! », s’exclame la bénévole Ginette Deslauriers en m’accueillant au comptoir d’entraide de Chertsey, ouvert depuis quelques mois au sous-sol du sanctuaire Marie-Reine-des-Coeurs et qui a depuis triplé sa superficie.

Un engouement évident, certes, mais surtout le symptôme d’une pauvreté plus insidieuse et cachée existant loin des centres urbains. « Chertsey, c’est pas riche, vraiment pas riche », résume sobrement Mme Deslauriers, 71 ans, évoquant l’impact de deux ans de pandémie, la hausse de l’immobilier et celle du panier d’épicerie sur les portefeuilles des habitant.e.s de cette municipalité de Lanaudière, située à une cinquantaine de kilomètres de Joliette. « Plusieurs personnes âgées n’ont pas de voitures et se font livrer de la nourriture du Provigo (seul supermarché du coin) et ça coûte cher », souligne notamment la bénévole.

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Pour venir en aide à ses ouailles (et la population en général), c’est le recteur du sanctuaire – le père Benjamin Ébodé – qui a autorisé l’ouverture du comptoir à l’arrière du bâtiment abritant sa boutique, à un jet de pierre de l’église du chemin du Lac Beaune.

L’endroit est isolé en pleine forêt près de Saint-Calixte, ce qui rend la popularité de l’endroit encore plus surprenante aux yeux des responsables.

Épaulé par la bénévole Ginette Deslauriers, c’est le couple Diane et Gilles Sauvé qui opère le comptoir, ouvert deux jours par semaine (mercredi et samedi) de midi à 15 h. « Il y a environ 5000 personnes qui habitent Chertsey l’hiver, mais la population grimpe à 15 000 l’été avec les chalets. On s’attend à ce que ça soit très achalandé et qu’on doive ouvrir plus souvent! », prévoit Mme Deslauriers.

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En attendant, la clientèle arpente nombreuse les allées patentées dans le sous-sol, remplies de dons de toutes sortes. « On a de tout! », assure la bénévole, retraitée de son travail pour la compagnie d’impôt qu’elle tenait avec son défunt mari.

Grâce à ses efforts et à ceux du couple Sauvé, tous les dons récoltés dans différents commerces du village sont triés, nettoyés, classés et répartis de manière à rendre le magasinage agréable.

On a d’ailleurs l’impression de se promener dans une brocante sympathique et non un sous-sol d’église écoulant des vêtements de seconde main sentant l’humidité. « On a des vêtements, des bijoux, des jouets, des petits électros, des patins, de la vaisselle et même un rameur pour les exercices! », énumère la pimpante Mme Deslauriers, qui extirpe de ses rayons certains vêtements griffés presque neufs, vendus à des prix dérisoires. « Samedi, j’ai vendu 3 $ un chandail encore étiqueté à 100 $. Les vêtements sont propres, sinon on les lave. On a du Joseph Ribkoff! », se targue Ginette Deslauriers, saluant au passage les commerçant.e.s du coin qui installent gentiment des boîtes de dons dans leur établissement. « Par exemple, le magasin Liquidation 125 reçoit tellement de choses pour nous, on a de la misère à fournir et c’est de l’ouvrage de classer tous les dons chaque semaine », explique la bénévole, qui n’imagine pas à quel point son magasin serait populaire s’il avait pignon sur rue sur la route 335 au lieu de cet endroit reculé entouré de forêt.

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Comme les dons s’accumulent sans arrêt, une rotation est faite et les vêtements invendus prennent la route de Montréal pour être distribués aux personnes en situation d’itinérance.

«J’aime ça fouiller partout, je ne sais jamais ce que je veux, mais je ne pars jamais avec rien.»

Monique, une résidente de Saint-Calixte croisée sur place, vient faire son tour chaque semaine. « J’aime ça fouiller partout, je ne sais jamais ce que je veux, mais je ne pars jamais avec rien. C’est vraiment la caverne d’Ali Baba! », décrit cette cliente régulière, qui repart aujourd’hui avec un jeu de construction à 2 $ pour un enfant de sa famille.

Derrière la caisse, Nicole Deslauriers s’assure de donner le meilleur service à la clientèle, en laissant les préjugés à la porte. « Les gens ne sont pas jugés ici, on les accueille comme des bons clients et ils repartent joyeux parce que c’est pas cher », décrit la bénévole, consciente que la pauvreté est plus tabou dans un endroit où tout le monde se connaît. « Et c’est pas parce que t’es pauvre qu’il faut que tu sois mal habillé! », tranche la vaillante septuagénaire, citant en exemple cette mère de famille qui vient ici depuis l’ouverture pour habiller ses six enfants.

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À l’autre extrémité du sous-sol, Diane Sauvé classe des dons près des rayons où se trouvent des chemises pour hommes, de la vaisselle et des bibelots gardés sous verre. Son mari et elle se réjouissent de pouvoir faire leur part pour aider leur concitoyen.ne.s. « On voit aussi qu’il y a un besoin de briser l’isolement. Plusieurs personnes âgées viennent pour sortir de chez eux et socialiser. Personne n’aurait pu se douter qu’un sous-sol au fond de la campagne soit aussi achalandé », admet modestement Mme Sauvé, saluant la générosité des gens du coin, qui ont le cœur sur la main.

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Du Cameroun à Chertsey

Ginette Deslauriers me conduit à l’étage pour rencontrer l’homme derrière le comptoir d’entraide, le père Benjamin Ébodé. Pour s’y rendre, il faut escalader un escalier à peine incliné. « Je fais environ 15 000 pas par jour », indique l’énergique bénévole en regardant la montre que ses enfants lui ont offerte pour calculer ses déplacements. Après m’avoir guidé vers le bureau de l’homme de Dieu, elle retourne aussitôt au sous-sol reprendre son ouvrage avec enthousiasme. « Je vis seule et ça me fait du bien. J’ai toujours aidé les gens! », résume-t-elle.

Le prêtre s’amène, me saluant avec une chaleur contrastant avec le vent glacial qui claque au visage à l’extérieur. « Six ans que je suis ici et je constate que même les natifs d’ici ne semblent pas habitués à l’hiver! », lance-t-il, pince-sans-rire, en se calant dans le fauteuil de son bureau sur lequel repose une croix avec l’inscription « Jérusalem ».

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Le père Benjamin en porte aussi une à son cou, en plus d’une veste blanche aux couleurs de sa congrégation.

Mon regard parcourt la pièce décorée et s’attarde sur un cadre dans lequel il y a une photo du recteur d’origine camerounaise en compagnie du pape François. Le souvenir remonte à 2018 lors d’un congrès à Rome. « C’est sûr que c’est touchant. C’est le rêve de tout le monde de le rencontrer », croit le père Benjamin, 42 ans, décrivant le Saint-Père d’homme « très doux ».

Humble, il s’arroge bien peu de mérite quant au succès du comptoir d’entraide, préférant réserver ses fleurs à Ginette Deslauriers et au couple Sauvé. « Moi, j’ai seulement offert la pièce au sous-sol qui servait au rangement. Les gens ont été généreux et ça a pris plus d’ampleur que prévu », commente le recteur, qui a complété un baccalauréat en sciences mathématiques au Cameroun avant d’offrir sa vie à Dieu.

«Ici, il n’y a aucun espace où les pauvres peuvent se mettre en lumière, alors ils restent dans leur coin. Pour les rejoindre, il faut initier des projets du genre.»

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Il impute la popularité de son comptoir au sentiment de sécurité des client.e.s par rapport aux grandes surfaces et à la pauvreté invisible qui existe dans les régions. « En ville, il y a des infrastructures et des ressources pour les démunis. Ils sont visibles sur la rue aussi. Ici, il n’y a aucun espace où les pauvres peuvent se mettre en lumière, alors ils restent dans leur coin. Pour les rejoindre, il faut initier des projets du genre », explique le Père Benjamin, citant aussi un organisme s’adonnant au dépannage alimentaire.

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Pas le choix de demander comment quelqu’un qui a grandi dans un village près de Yaoundé au Cameroun a bien pu se ramasser à Chertsey. « Notre communauté (la Société des missionnaires des Saints Apôtres) est d’origine canadienne. Quand j’ai été ordonné recteur en 2016, on m’a demandé de venir ici pour répondre aux besoins. Mes collègues sont âgés, on voulait une relève. C’est pas moi qui ai choisi le Canada, c’est le Canada qui m’a choisi », raconte d’une voix apaisante le père Benjamin, qui s’efforce encore de s’adapter à cette nouvelle vie aux antipodes de celle qu’il a connue.

« J’aime le silence, l’air pur, la blancheur de la neige qui brille avec le soleil », louange le recteur, qui a le mal du pays à l’occasion. « Le climat, la nourriture et ma famille me manquent, on a aussi l’impression que l’hiver ne finit plus », constate le Père Benjamin, qui a grandi avec huit frères et sœurs. « Maman est décédée en février dernier, mais je n’ai pas pu y aller à cause de la pandémie… », se désole-t-il, se promettant d’y aller dès que possible.

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Par chance, il dit avoir été accueilli à bras ouverts sur sa terre d’accueil par les fidèles, au départ curieux et curieuses de rencontrer leur nouveau prêtre. « J’étais le seul noir durant les messes, sauf en été avec les pèlerinages de Montréalais d’origine haïtienne ou camerounaise. Mais je reste moi-même », souligne le père Benjamin.

Si les plus vieux paroissiens et paroissiennes ont déjà des assises religieuses bien ancrées, il découvre avec un peu de stupeur à quel point la nouvelle génération n’a pratiquement aucune base spirituelle. « Ça prend de la patience. Même s’ils sont baptisés, il faut parfois leur expliquer comment prier et faire le signe de la croix », constate le père Benjamin, qui tente de rassembler le plus de monde possible dans son église.

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Il s’inquiète d’ailleurs de la division qui règne actuellement dans la société, notamment en lien avec la pandémie. Dans l’espoir de bâtir des ponts, il a donné des messes extérieures pour les gens non vaccinés les dimanches, en plus de celles intérieures pour les détenteurs et détentrices de passeport vaccinal. « On allumait des feux pour réchauffer le monde durant la messe. Comme pasteur, je veux faire comprendre aux gens qu’ils sont tous des enfants de Dieu, vaccinés ou pas », laisse tomber le recteur.

Avant de partir, je repasse au sous-sol chercher une radio vintage repérée sur une étagère. Je salue Nicole Deslauriers et le couple Sauvé, déjà à pied d’œuvre dans le local achalandé, où tout devrait être vite vendu.

Tout sauf peut-être la lingerie fine faite de dentelle noire affriolante suspendue à un support discret contre le mur. « C’est une clientèle de sanctuaire après tout, les gens se gardent peut-être une petite gêne! », analyse Nicole dans un éclat de rire.

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