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La boîte à souvenirs, autopsie d’un rituel

Comment les reliques du passé nous définissent.

Par
Jean Bourbeau
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Avez-vous une boîte à souvenirs et si oui, que contient-elle?

Les archives personnelles, même entreposées dans un sous-sol ou cachées dans la poussière d’un placard, semblent toujours près du cœur. On en parle bien peu, on les oublie la plupart du temps, mais chaque fois que l’on ouvre une boîte à souvenirs, c’est tout un voyage qui se déploie, cartographiant la route d’un passé retrouvé.

En conservant la ficelle du temps par un billet déchiré, un yo-yo ou un bijou, nous opérons une forme d’enregistrement, un recueil d’instants éphémères. On s’enracine dans la terre oublieuse de la mémoire.

Une fois l’exercice fait sur moi, j’ai osé poser la question à quelques collègues et ami.e.s pour prendre le pouls de ce rituel individuel très répandu quoique peu documenté. Sans surprise, les réactions à l’exercice ont été aussi diversifiées que désarmantes.

Alexandra

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« C’est un petit bonheur de faire le tri de ses boîtes. Le réconfort violent de revoir son passé. Jeter des choses qui ne sont plus porteuses de sens. Des souvenirs perdus qui reviennent. Apprendre ce qui te fait vibrer et en garder des traces. Cette boîte, c’est un peu ce qui te compose.

Tiens! Ici, un texte écrit sur les champignons dans un train quittant les Pays-Bas, des cartes postales jamais envoyées, des dessins d’errance, des notes de blackout, le billet d’une expo dans un sous-sol de Bangkok.

Une lettre écrite sur une boîte de Cold Shots par une amie, des négatifs, un carrousel DIY pour apprendre l’allemand, un cahier griffonné en direction de Prague. Un photomaton où je suis la copie-conforme de Mowgli.

Un bout de ma doudou. Elle s’appellait Jaune.

Je collecte les traces d’amour, ce que les gens ont pris le temps de faire pour moi. Un collage, un poème. Conserver ces trucs-là, c’est une manière de les honorer. J’ai réalisé que plus les souvenirs sont indésirables, plus ils sont loin dans le carton. Pour moi, c’est plonger dans la nostalgie avec l’étrange impression qu’il manque toujours quelque chose. »

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Clément

« J’ai beaucoup de souvenirs qui ne sont pas propres à moi. Mon père est décédé quand j’étais assez jeune, alors ses photos sont encore à ce jour une façon de le découvrir et de prendre conscience de nos ressemblances.

J’ai des reliques d’enfance, un billet du CH, des pendentifs du Seigneur des anneaux et les lunettes de mon grand-père. Il m’a légué beaucoup de swag. Un jour, je vais en faire des verres sur mesure et les porter au quotidien.

On avance dans le temps. Un bandeau d’initiation universitaire ayant fait la guerre. Il m’a accompagné dans l’exploration de tout un univers qui m’était inconnu.

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Les vestiges de la première fois où j’ai pu acheter de l’herbe légalement! Il en reste encore, je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai gardé ça. Je me rappelle qu’un ami m’avait fait une liste de lecture pendant le confinement. J’ai fumé un joint sous de grosses couvertures sur la terrasse avec des écouteurs. J’étais en transe, c’était génial.

Dans l’ensemble, ce sont des souvenirs heureux. Je ne garde rien pour me morfondre. Ma famille vit à travers ces souvenirs : chez nous, les objets sont porteurs d’un legs très fort. On a beaucoup de misère à se débarrasser des choses. Des jouets, des skis, plein d’affaires. Il y a une belle poésie dans les heureux bazars de sous-sol. »

Jean-Pierre

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« J’ai beaucoup trop de boîtes. Je devrais faire le ménage. Ici, le souvenir d’une auberge de jeunesse à Rio. Le Nouvel An 2006 à Copacabana. Un million de fêtard.e.s. Un deux litres de coke rempli de caïpirinha et de très vagues souvenirs des feux d’artifice de minuit.

Un billet Europass, vestige d’un voyage initiatique outremer.

J’ai reçu une bourse pour compléter une maîtrise en Colombie. Cette carte représente deux ans et demi de ma vie à Bogotá.

Un souvenir de mes six années comme croupier au Casino de Montréal. J’étais souvent à la table de Blackjack. Tous les joueurs et joueuses passent par la roulette ou le Blackjack. J’ai vu plein d’affaires.

Un carré rouge OG de la grève de 2005.

Avant l’arrivée des téléphones intelligents, tu devais impérativement traîner un Guia T à Buenos Aires. Il te permettait de déchiffrer le réseau d’autobus de la ville. Un service atomisé en un million de petites compagnies privées qui font un peu ce qu’ils veulent. À Montréal, tout est organisé, mais là-bas, enfin à l’époque, c’était le free-for-all, alors le Guia T devient vite ton encyclopédie des transports en commun, la clé de voûte pour se déplacer dans la capitale argentine.

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En 1993, j’avais 15 ans et j’étais un gros fan de Pearl Jam. C’était mon deuxième concert à vie, tout juste après Anthrax. Un concert mythique à l’auditorium de Verdun. Il faisait 45 degrés. Ils ont joué l’intégralité de leur premier album et des morceaux de leur deuxième pas encore sorti. C’était surréel. Les astres étaient alignés pour une expérience qui marque une vie à jamais.

En secondaire 5, je n’ai jamais pris en note mes devoirs ni mes examens, mais chaque jour, j’écrivais les paroles d’une toune dans mon agenda. J’avais 16 ans, c’était une année hyper fertile en émotions. Les relations qui se tissent, qui se terminent. Chaque pièce que je transcrivais reflétait mon état d’âme, un journal intime musical avec des petits dessins.

En fouillant, j’ai découvert que malgré tous les cadeaux que j’ai gardés, c’est vraiment les trucs insignifiants qui t’ébranlent le plus en dedans, ceux qui viennent avec du vécu, des expériences qui nous gardent proches du passé. »

Sarah-Florence

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« Ma cassette de Manau, une de mes premières cassettes. Un objet physique qui me rappelle à quel point j’ai trippé là-dessus.

Une médaille de génie en herbe. En sixième année, j’ai atteint mon pinacle en étant consacrée meilleure pointeuse au Québec. C’était tout un trip, on avait même des tactiques pour déranger l’adversaire.

Un laissez-passer artiste du Festival de jazz, où, avec des amis, nous avions accompagné au kazoo le refrain d’un morceau de Random Recipe. Un super souvenir de scène.

J’étais une enfant indisciplinée qui passait son temps à inventer des Pokémon. J’ai appris à lire et à dessiner avec les Pokémon. Un calepin de dessin bricolé avec du papier recyclé devait faire partie de la sélection.

La peau de belette est un mystère acheté au cours d’un voyage oublié. À chaque déménagement, les gens sont dégoûtés, mais elle est vraiment douce et je suis incapable de la jeter même si je suis végétarienne. Une petite honte qui me rend heureuse.

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Quand je change d’appartement, c’est devenu un rituel de rouvrir les boîtes et de faire défiler les souvenirs. J’entretiens avec eux une très bonne relation, mais j’en accumule trop et je suis incapable de m’en départir. »

Christophe

« C’est impossible que je jette ça. Ouvrir les boîtes, c’est chaque fois une cérémonie. Je ne le fais pas souvent, mais quand ça arrive, je passe à travers.

Des dessins, des trophées de taekwondo, un chapeau soviétique rapporté de Russie par mon grand-père. Des cartes d’anniversaire à n’en plus finir, des cartables de timbres. Mon grand-père m’abonnait à des périodiques de philatélie. J’ai aussi de lui ce briquet en or plein, très baller.

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J’ai une balle de golf du terrain du domaine de Sagard pour les 80 ans de Paul Desmarais, l’homme le plus riche au Québec. On peut y voir des faisans. Il en avait plein sur le terrain pour sa chasse personnelle. C’était une expérience surréelle.

Un inévitable billet des Harlem Globetrotters. La deuxième version du iPod. Un flyer du printemps 2012 justifiant la casse. « La paix sociale doit être renversée si nous voulons changer le cours de l’histoire! »

Le couteau est un rappel personnel pour ne plus me faire arnaquer. Je suis arrivé au Maroc, j’étais jeune, tout fébrile. J’aimais bien les couteaux alors ça a pris deux secondes pour me faire avoir. Il ne coupe même pas. C’est un attrape-touriste. Je m’en veux encore.

Et pour finir, le dessin d’un ami nous ayant quitté trop tôt il y a quelques années. Je me considère chanceux d’avoir l’une de ses illustrations de coin de table. »

Laura

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« Des vieux billets des années 70. Ma mère m’a dit que ça allait un jour valoir une fortune. Ma retraite est assurée!

Les trois petits animaux viennent du dentiste. T’sais, la récompense quand tu n’avais pas de caries. Ils ont toujours été proches de mon lit quand j’étais enfant.

La paire de patins à roues alignées est un jouet de doigts que j’ai volé à mon frère. Il les croit encore perdus à ce jour. C’était juste pour le faire chier, mais ils sont trop cool.

Un singe Playmobil d’origine inconnue. Pour vrai, aucun souvenir.

Le chien amovible par élastique était super important. Quand j’avais de l’insomnie, je m’amusais avec et je lui accordais beaucoup de superstition. Il devait être dans certaines positions pour que je puisse m’endormir. Il va peut-être se retrouver près du lit de l’enfant que je porte en ce moment!

Une boîte à souvenirs, c’est revisiter un territoire, redéfinir chaque fois son rapport au passé. Quand je vois d’anciennes lettres d’amour, des coupures de journaux, de vieilles photos, souvent, je me dis que je devrais ne plus jamais les ouvrir. »

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Gabrielle

« J’ai terminé mes études avec un stage à l’ambassade canadienne en Argentine. J’étais toute seule, j’avais un chauffeur, je rencontrais des ministres. C’est si loin de ma réalité présente, l’écusson me remplit de fierté et me fait sourire aujourd’hui.

Il y a aussi mon badge des Jeux de la communication, le photomaton de mes 21 ans à mon défunt bar préféré. J’ai plein de polaroïds : ici, mes 25 ans avec ma gang de filles, un souvenir très précieux. Un disque acheté dans un bar colombien d’une artiste à la voix magnifique.

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Le flyer d’un petit festival au Champ des Possibles, qui représente une amitié qui m’est très chère. Un menu rappelant un extraordinaire cinq services dégusté à la maison pendant le confinement. Un souvenir plus heureux que triste de la pandémie.

Mon père travaille dans l’industrie de la voile, comme on peut le voir sur la photo avec ma petite sœur et moi sur un bateau. Lors d’une vieille chicane, elle a déchiré la version originale. À mon anniversaire de 18 ans, elle l’a recomposée et m’a imprimé une copie. La photo symbolise un peu la dynamique chien-chat entre elle et moi. »

Luc

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« Voyons, c’est quoi ça? J’ai aucune idée ça sert à quoi! Ça sort d’où ce briquet en forme de pince de homard?

Une photo de ma première communion avec un mot de ma grand-mère. La vieille boîte à tabac de la guerre d’Indochine de mon grand-père. La montre à l’effigie de Mao vient aussi de lui. C’était un vrai de vrai vieux communiste avec sa carte. Il s’était enrôlé dans les Légions étrangères en mentant sur son identité pour faire partie d’une brigade de prisonniers de guerre qui allaient au front. Il avait des histoires incroyables.

Plus jeune, ma mère allait au Mexique chaque année et elle me ramenait parfois des petits lutteurs. J’en ai gardé un. Plus récemment, elle s’est fait renverser par une voiture, ici à Montréal. Dans l’urgence, j’ai pris un taxi et le chauffeur d’origine haïtienne m’a écrit des petits mots mystérieux sur un papier pour la protéger.

Le musclet m’a été offert par un homme gigantesque sur le parc du Mont-Royal. Il faisait un spectacle de culturisme à la Muscle Beach, mais aux tam-tams. Il avait évidemment beaucoup impressionné l’enfant que j’étais. Je ne vais jamais m’en débarrasser. Jamais.

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Je réalise que je n’ai pas grand-chose de récent. Plus jeune, j’avais ma boîte à souvenirs toujours près de moi. Je la nourrissais, puis je l’ai peu à peu délaissée avec les années. Peut-être que l’idée de garder les traces de mes ex-copines ne m’intéresse pas. »

Audrey

« Wow! Un billet signé par Julie Masse en 1993. J’étais en première année. J’écoutais sa cassette en boucle. J’ai fait la file après son spectacle. Il était très très tard et je lui ai dit dans l’oreille que je l’aimais.

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Un chapelet en bois de rose. Un cadeau de ma grand-mère, pour qui la religion était importante, qui a influencé mon enfance. Malgré l’aura du religieux aujourd’hui, c’est associé à de beaux souvenirs.

Une carte de mon petit frère avec un poème de son cru à l’intérieur. Des correspondances avec des amis. Mon premier passeport. Une cassette format Video 8 contenant sur sa bande une pièce de théâtre du primaire.

Des tracts maison que j’ai confectionnés pour la grève étudiante de 2005 dans le cadre de la première AG de grève au cégep.

J’ai quatre boîtes, dont quelques-unes que je suis incapable d’ouvrir. Je trouve ça très dur de replonger dans un passé perdu. J’ose croire que quand je serai plus vieille, je serai contente d’avoir tout conserver, mais en ce moment, les vestiges de mon existence, c’est éprouvant. Je crois avoir la nostalgie déchirante, un peu malsaine, un peu joyeuse. Je ne suis sûrement pas la seule. »

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J’envisageais l’exercice comme un simple travail de remémoration de la jeunesse, un objet de divertissement. Au fil des rencontres, j’ai été le témoin d’un rapport bien plus ambigu, enchanté et inconfortable avec cet exercice de retrouvailles loin de se conjuguer uniquement à l’imparfait. La charge du souvenir demande plus qu’un simple retour en arrière, elle révèle en soi une vulnérabilité sur notre condition présente. Rien ne s’efface vraiment.

Chaque item représente à sa manière, une tentative de sauver un lieu où l’on ne pourra jamais revenir, mais ce rendez-vous frontal avec nos antécédents invite à une réconciliation avec nous-mêmes, et ce, accordée au présent.

C’est précisément en cela où la boîte à souvenirs déballe vraiment toute sa magie.