.jpg)
La Binerie qui en a vu d’autres
À travers la vitrine contre laquelle s’écrase un crachin désagréable, Philippe Brunet est plongé en pleine lecture derrière le long comptoir en U de son restaurant désert.
Il lit un ouvrage sur Thomas Watson, le fondateur d’IBM, écrit par son fils Thomas Watson Jr. Le restaurateur attend patiemment que les clients et les livreurs poussent la porte de son établissement, une rareté dans le contexte actuel.
.jpg)
Il faut dire que les travaux d’envergure en cours devant sa porte pour aménager une piste cyclable n’aident pas beaucoup à mousser l’achalandage. « Un véritable casse-tête », admet Philippe Brunet, néanmoins optimiste.
Après tout, la mythique Binerie Mont-Royal fondée en 1938 par Léonide Lussier en a vu d’autres.
L’année de son ouverture, un projet de loi pour accorder le droit de vote aux femmes était battu en Assemblée législative (il sera approuvé deux ans plus tard), Maurice Duplessis était premier ministre (pour la première fois), la Ville de Baie-Comeau était créée et un certain Lucien Bouchard voyait le jour au Saguenay-Lac-Saint-Jean.
.png)
«Si on était resté à l’ancienne place, on aurait sans doute dû fermer. On n’aurait pas pu rouler avec seulement 23 places, surtout avec la pandémie.»
« J’ai acheté ça en 2005 avec ma femme Jocelyne. On a quitté l’avenue Mont-Royal l’an passé après 82 ans et on voulait absolument rester dans le quartier », raconte cette pièce d’homme au sujet du déménagement de l’institution dans un local réparti sur deux étages de la rue Saint-Denis, près de la rue Rachel. « Si on était resté à l’ancienne place, on aurait sans doute dû fermer. On n’aurait pas pu rouler avec seulement 23 places, surtout avec la pandémie. On savait que la seule chose à faire était de déménager, mais on a tout gardé », assure le gaillard de 66 ans masqué et ganté, dont la longue barbichette blanche s’étire au bas du couvre-visage.
Par « on a tout gardé », Philippe Brunet fait évidemment référence au réputé menu spécialisé en gastronomie québécoise traditionnelle, mais aussi aux artéfacts accumulés durant la longue histoire du patrimonial bouiboui.
Et de l’histoire, il y a en à revendre: du comptoir d’origine (avec tabourets vintage ) à la vieille marquise perchée dans l’escalier, sans oublier les archives de journaux et le mur des célébrités qui ont adopté le casse-croûte, comme Maurice Richard (avec son tabouret fétiche, le deuxième à droite), l’ancien maire Camillien Houde, Jean Coutu, Alain Juppé, Gilles Proulx (un habitué) ou le romancier Yves Beauchemin, qui a d’ailleurs campé son Matou dans le décor de l’ancienne Binerie.
.jpg)
L’interprète de Monsieur Émile – Guillaume Lemay-Thivierge en personne – est d’ailleurs venu livrer un discours lors de l’inauguration de la nouvelle adresse l’an dernier. « Je suis agréablement surpris, les propriétaires ont gardé exactement le cachet. C’est comme si on avait rentré cinq Binerie dans un même restaurant! », s’était exclamé l’acteur et toujours habitué de l’endroit dans cet article de mon camarade du 24h.
«Avant la fermeture de la deuxième vague, on avait une soixantaine de clients les samedis et les dimanches au lieu des 300 chaque jour avant la pandémie.»
Un an plus tard, Philippe Brunet a beau entrevoir l’avenir du bon pied, la pandémie fait quand même quelques ravages. « Avant la fermeture de la deuxième vague, on avait une soixantaine de clients les samedis et les dimanches au lieu des 300 chaque jour avant la pandémie », calcule le cuistot, qui a dû réduire ses effectifs de 26 à 7 employés.
Pour survivre, la Binerie se rabat sur le take out et la livraison, même si les services de livraison se prennent une cote d’environ 30%. « On a hâte que ça finisse évidemment, c’est sûr qu’on a besoin des touristes, notamment les Européens et les Japonais, sans oublier nos réguliers », souligne M. Brunet, au sujet de ces vieux d’la vieille dont l’âge oscille entre 75 et 85 ans, qui fréquentent l’endroit depuis des décennies.
.jpg)
Les touristes, eux raffolent du décor traditionnel, notamment le mur complet de reproductions d’oeuvres du peintre montréalais Edmond-Joseph Massicotte (1875-1929), qui illustrait la vie québécoise d’antan et ses traditions populaires. « Les originaux se trouvent au Musée national des beaux-arts du Québec », note M. Brunet, que la carte d’affaires désigne comme étant un « binélogiste » de métier.
Oui, c’est effectivement le plus beau titre professionnel au monde, ex aequo avec « chasseur de tornades », « artificier » et « opérateur de manège ».
Sa femme, Jocelyne Gingras, est quant à elle officiellement « compteur de bines », même si elle passe officieusement aussi beaucoup de temps aux fourneaux, à l’instar de son mari.
À l’étage, une impressionnante murale représentant la peinture de la période des sucres de Massicotte recouvre le mur au complet, peinte par l’artiste mexicain Rubén Carrasco.
.jpg)
Le temps file et le restaurateur commence déjà à se creuser les méninges à l’approche des Fêtes, qui regardent mal cette année. « On espère que les gens vont acheter des repas complets pour aller les distribuer à des proches sans pour autant se rassembler », souhaite M. Brunet, qui dit avoir bonifié le menu original d’une trentaine d’items depuis qu’il a repris la business. « Les classiques sont toujours là, comme le boudin avec les oeufs, l’assiette québécoise ou le populaire fish & chips, sans oublier le ragoût et la tourtière », décrit le restaurateur, qui vient personnellement préparer les fèves au lard faites maison en pleine nuit, un travail d’orfèvre. « Je suis le seul qui fait ça à Montréal. Je fais 500 livres à la fois, mais de ce temps-ci, j’ai moins de volume, donc j’en fais moins. »
«Les classiques sont toujours là, comme le boudin avec les oeufs, l’assiette québécoise ou le populaire fish & chips, sans oublier le ragoût et la tourtière.»
Une des particularités de la Binerie est que tous les produits sont cuits au four et qu’il n’y aucune friture. C’est presque touchant d’entendre Philippe Brunet parler de son four Rational, qui semble à l’origine de tant de miracles gastronomiques. « Avant, cuire cinq kilos de bacon prenait une heure et demie, et là ça prend seulement 20 minutes », illustre le cook, qui propose toujours aux clients s’ils veulent leur bacon « croustillant ou mou ».
.jpg)
Même s’ils affrontent un vent de face, Philippe et Jocelyne gardent le cap, soucieux de poursuivre la tradition portée durant 40 ans par les anciens propriétaires Fernand Groulx et Claire Lussier, avec qui ils sont toujours en contact et qui étaient présents lors de l’inauguration l’an passé. « C’est la famille de Claire qui avait ouvert le restaurant en 1938. Ils sont super sympathiques et on a voulu maintenir l’ancien décor pour préserver l’histoire », confie M. Brunet, qui a roulé sa bosse avant d’acheter le restaurant. Un parcours inusité, qui l’a amené en France et en Floride où il gérait les systèmes informatiques des restaurants des parcs d’attractions Disney.
Je viens soudain de comprendre son intérêt pour le livre du fondateur d’IBM.
Il a aussi auparavant travaillé avec son épouse à travers le monde pour la chaîne hôtelière Hilton. « On voulait que notre fils apprenne le français. On le parlait à la maison, mais on voulait qu’il étudie au Québec. Il a aujourd’hui 25 ans et est parfaitement bilingue », explique fièrement M. Brunet, qui ne mise pas sur son fils pour poursuivre la tradition, même si ce dernier étudie à l’ITHQ. « On ne l’oblige pas à rien, mais il travaille déjà avec nous pour nous aider. »
.jpg)
Un premier client pousse enfin la porte et réclame seulement un café. L’homme se confond en excuse, dit avoir oublié son masque et se protège la bouche avec sa manche durant sa transaction. Un autre client se présente ensuite, ordonne deux déjeuners complets. « Le bacon croustillant? », demande notre binélogiste, avant d’aller porter la commande à la cuisinière Kenza à l’arrière. « Ma blonde est venue se faire tester pour la COVID à l’Hôtel-Dieu tout près et je voulais essayer ça ici depuis longtemps », raconte Jérôme, le client, qui connaît l’endroit de réputation depuis sa lecture obligatoire du Matou au secondaire. « Je vais enfin goûter à cette institution locale », lance-t-il, en quittant quelques minutes plus tard avec son déjeuner déposé au fond d’un sac en papier brun.
Avant de partir, j’encourage à mon tour la cuisine locale en me procurant une tourtière, un pâté au poulet et un pot de fève aux lards. Philippe Brunet propose de m’offrir tout ça gratuitement, je m’oppose, il insiste, je cède.
Chez URBANIA on refuse peut-être les pots de vin, mais on est all in pour les plotées de bines.