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Dans ma jeune vingtaine, je suis allé travailler dans l’Ouest canadien. À Banff plus précisément. Là-bas, il y a des montagnes, des wapitis, des ours et des Australiens. Il y en a beaucoup, car eux aussi font partie de l’Empire britannique et peuvent donc venir travailler chez nous facilement. Parmi les Australiens, il y avait cette belle Australienne avec son accent tout mignon, son rire facile, ses yeux d’océan et son corps de plage.
Nous nous sommes vite amourachés l’un de l’autre. C’est facile en voyage, car il n’y a pas d’attente, de promesse ni d’obligation. C’était léger et pendant les derniers jours de notre couple de vacances, le monde des possibles est apparu. Soudainement, l’autre bout du monde ne semblait plus si loin.
« Je pourrais m’ouvrir un gym en Australie, j’ai quinze mille dollars de côté. »
Dans la vingtaine, rien ne coûte vraiment plus cher que quinze mille dollars, encore moins quand on est en amour. J’étais jeune, je n’avais rien et je croyais encore à tout alors, pourquoi pas? En ne parlant uniquement que le langage des solutions, je suis allé la reconduire à l’arrêt d’autobus, elle m’a envoyé la main de sa fenêtre, c’était la dernière fois que je l’ai vue. Avant son vol de retour, elle m’a appelé de l’aéroport de Calgary, on s’est dit que l’on s’aimait et qu’on garderait contact comme si les kilomètres étaient des millimètres. C’était la dernière fois que je lui ai parlé. Je suis retourné au Québec, loué un appartement, acheté des affaires, trouvé un travail et commencé à économiser pour ma retraite.
Quelques années plus tard, l’amour m’a mis dans un avion pour l’Argentine. Je sortais depuis six mois avec une collègue de travail qui avait déjà prévu aller étudier là-bas un an. Elle est partie quelque temps avant moi, j’allais la rejoindre pendant l’été. C’était facile de tout abandonner et surtout, c’était la seule option qui avait du sens. Que valait mon ancienneté au Casino de Montréal? Qu’est-ce que c’était que de sous-louer mon appartement et de partager mes objets? Pour trouver un emploi là-bas, je n’aurais qu’à contacter mon ambassade. Où sont les problèmes? Je retire tous mes REER en me foutant de payer la pénalité, ça donne quoi d’avoir de l’argent à 65 ans si on est vieux, grincheux et pleins de regrets? Je parle français, je pourrais l’enseigner, que je me suis dit. Je peindrai des toiles et je les vendrai, enchéris-je. Peindre, ce n’est pas si compliqué, je vois des barbeaux qui valent 500$ dans tous les cafés. Est-ce que ces toiles se vendent? C’est une autre histoire. C’est vraiment soulageant d’avoir enfin trouvé une cause plus grande que soi, j’ai redécouvert le monde où tout est possible et grand, comme c’est supposé être. C’était l’une des rares fois où j’ai eu l’impression de savoir ce que je voulais vraiment, tous domaines confondus. Tout était simple dans ma tête. Par contre, ce l’était un peu moins dans la sienne. Je suis arrivé à Buenos Aires et elle m’a quitté pour quelqu’un d’autre. Un Argentin qu’elle avait rencontré pendant les trois mois où je n’étais pas là. J’ai dû me pincer bien fort pour être bien sûr que c’est ce qui arrivait vraiment. Je suis revenu au Québec, dans mes affaires, mon emploi, mes assurances et mes REER.
Il y a quelques années, l’amour est venu de moins loin, directement dans mon appartement. C’était pratique, j’ai pu rester dans mes affaires et conserver mon emploi. J’avais une oreille pour écouter mes crises existentielles et des restants dans le frigo. J’avais une chanteuse populaire sous la douche et des plans pour la fin de semaine. Il y avait des produits inconnus autour du lavabo et des draps chauds pour faire dodo. J’allais dans les restaurants à déjeuner et dans les cafés pour travailler, toujours accompagné. Pour la première fois, c’était possible de voir pour plus longtemps. C’était la meilleure équipe, à deux, on combattait les intempéries de la vie en la créant à notre image. Un beau jour, j’ai commencé à avoir la tête ailleurs, dans les grandes choses que je n’avais pas, dans la télévision qui prenait tout mon temps et dans la peur de manquer quelque chose d’autre. Prise pour acquise, après quelque temps elle est partie, je n’ai rien dit pour la retenir. Mon coeur s’est arrêté pour toujours. J’étais à nouveau seul dans mes affaires, mes REER, mes assurances et mon appartement. Par-dessus tout, ces choses que je ne voulais pas manquer ne sont pas plus apparues.
Malgré toutes nos histoires, notre quête du monde des possibles est infatigable. Ce monde où l’ancienneté, les assurances et les REER ne sont que des soucis pour ceux qui n’ont rien compris. Ce monde où nous ne nous contentons de rien de moins que la meilleure version possible de nous. Ce monde où nos peurs ne sont que des lointains souvenirs desquels on rit.
J’ose seulement espérer que ce monde, je ne l’ai pas perdu à jamais dans les endroits où j’aurais pu aller, les endroits où j’aurais dû aller et ceux où j’aurais aimé rester.
(Aviez-vous lu le 50e épisode?: À seize ans)
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David Malo
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