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Karl Tremblay et les Cowboys : une porte d’entrée vers la culture québécoise
« Je n’ai jamais fait l’effort de taper “Cowboys Fringants” sur Deezer. Il a fallu que Karl meure… c’est con, quoi », regrette Léna, une jeune étudiante française en échange à l’université McGill. Le déclic s’est donc passé dans la foulée du deuil national, lorsque son copain et elle ont finalement pris le temps de s’asseoir pour écouter Les étoiles filantes.
« On s’est mis à pleurer, confesse-t-elle. Il n’y avait aucune attache émotionnelle avec Karl, mais ça m’a touché sans explication. »
« Les paroles sont justes, la mélodie derrière te déchire le cœur et la voix de Karl est un peu à la Leonard Cohen; à la fois douce et rugueuse. Tu arrives à sentir son aura à travers tes écouteurs », poursuit-elle, expliquant avoir été impressionnée par la vague massive d’hommages qui se sont rendus jusque sur son fil TikTok.
En effet, l’onde de choc du départ de Tremblay s’est ressentie d’un bout à l’autre de la province, mais aussi du globe. « Aucun groupe dans l’histoire de la musique au Québec n’a connu un tel succès sur une aussi longue période », pouvait-on lire dans le média français Le Monde au lendemain du décès de l’artiste.
« J’ai pleuré en apprenant son décès; je savais qu’il était malade, je pensais beaucoup à lui. J’écoute tous les albums des Cowboys Fringants en boucle depuis plusieurs mois », partage le chanteur français Renaud dans une entrevue donnée au Journal de Montréal.
Sur YouTube, les condoléances sont tout aussi internationales. En commentaire d’une vidéo impromptue sur Karl Tremblay publiée par la créatrice de contenu Ma prof de français, des fans originaires de l’Allemagne ou encore du Brésil se recueillent, partageant leurs souvenirs et leur affection tant pour cette voix éteinte que pour le groupe qui l’a si longtemps portée.
Dans une autre vidéo immortalisant le dernier passage des Cowboys Fringants au Festival d’été de Québec (FEQ), Karl Tremblay entonne Sur mon épaule avec le soutien du public; un grand moment d’émotion pour la foule qui trouve son écho dans la section des commentaires, juste en bas.
« La Belgique te pleure aussi », écrit un utilisateur. « Ton expédition s’arrête ici et il faudra continuer la nôtre sans ton étoile filante pour nous guider. »
Carte de visite
Karl Tremblay et sa bande auront donc longtemps été un lien fédérateur au sein de la francophonie. Et à la source de cette universalité, une porte ouverte vers la culture québécoise.
« À l’époque, j’étais toujours débutant en français, et leurs paroles m’ont beaucoup aidé, pas seulement à apprendre le français (et bien sûr le joual), mais aussi à mieux connaître la culture et l’identité québécoises. Je suis immédiatement devenu fan du groupe », écrit un certain benibf originaire du Brésil en commentaire sur YouTube.
Ce fameux « joual » désigne un français oral précieusement gardé et fièrement défendu qui se trouve au cœur de l’ADN québécoise. Et parce qu’une langue n’est jamais totalement maîtrisée si son aspect parlé ne l’est pas, les chansons des Cowboys Fringants sont donc un outil linguistique précieux dans le cadre pédagogique, comme l’explique Daisy, une enseignante franco-canadienne qui donne des cours de français à des groupes de femmes réfugiées.
« J’utilise les chansons des Cowboys Fringants dans mes cours de francisation parce qu’elles aident à mieux comprendre le lexique québécois. »
« Il y a des mots qu’on est censé faire apprendre, par exemple ‘la boucane’ et c’est pour ça qu’on utilise des chansons en français, plus particulièrement en français québécois. C’est un support idéal pour enseigner », affirme-t-elle, citant également Charlotte Cardin.
D’autant plus que la curiosité fait le plus souvent son œuvre, ensuite, invitant les auditeurs à effectuer leurs propres recherches lorsqu’un terme leur échappe ou qu’un référent est manquant – comme l’émission pour enfant Passe-Partout que Léna ne connaissait pas avant d’écouter Les étoiles filantes.
Et Karl Tremblay est loin d’être noyé derrière la mélodie; il est plutôt celui qui hisse plus haut encore cette fierté linguistique québécoise, selon Iona. Arrivée l’été dernier en Gaspésie depuis le Pays Basque, elle a commencé à écouter le groupe quelques semaines avant la disparition du chanteur, sur la suggestion d’un collègue. Dès la toute première chanson, elle se rappelle avoir été instantanément frappée par l’accent de l’interprète.
« Ça m’a surpris d’entendre si clairement l’accent québécois parce que j’ai l’impression que la plupart des artistes qui percent à l’international – et surtout en France – ont tendance à vouloir le cacher », remarque-t-elle, une variété d’exemples à la clé : Zaho, K-Maro, Garou ou encore Céline Dion. « J’ai mis tellement de temps avant de savoir qu’ils étaient Québécois. C’est fou. »
Pour elle, qui a l’accent du Sud de la France, et connaît le mythe du « bon français » qui doit se plier à un « parler » dominant pour être considéré comme civilisé, entendre Karl Tremblay chanter sans se restreindre a tout de suite représenté quelque chose de beau.
« Peut-être qu’il y avait dedans une sorte de : “non, vous n’allez pas m’enlever mon identité et je vais utiliser mon accent et mes expressions, quitte à ce qu’elles ne soient pas comprises à l’extérieur du Québec” », interprète-t-elle.
C’est précisément cette résilience identitaire, très localisée, qui a paradoxalement permis à des fans de d’autres nationalités de comprendre l’essence de l’identité québécoise, au point de s’y reconnaître eux-mêmes. Que ce soit dans la voix de Karl Tremblay comme dans les paroles de Jean-François Pauzé, le groupe a su faire de la cause québécoise une cause humaine sans se trahir.
« Portraits tendres, pleins d’amour et de respect des humains, critiques acerbes et justes de nos travers, générosité, énergie, engagement politique et écologiste…. Que de qualités innombrables qui m’ont fait vibrer avec ce groupe mené par Karl », résume benibf.
Un espoir entrebâillé
Nombreux, avant l’arrivée du mois de novembre, ignoraient tout de Karl Tremblay. Mais à son départ, l’empathie a été universelle, permettant à quiconque de vivre l’émotion de ce deuil national, des hommages spontanés et de saisir l’ampleur du monument culturel québécois qui venait de disparaître.
« Je n’ai pas du tout pleuré, parce que je ne connaissais pas Karl. Mais c’était quand même touchant de voir à quel point il était aimé et aimant », admet Daisy.
« Je viens juste de découvrir que c’était comme un Johnny Hallyday », ajoute-t-elle en observant une similaire solennité avec le décès de la rock star française, en 2017. « Le premier ministre François Legault a quand même déclaré qu’il fallait observer une journée de deuil et suggéré des funérailles nationales. Ce n’est pas rien. »
Même chose pour Lucie, installée à Montréal depuis plusieurs années, et qui n’accueille pas la nouvelle avec tristesse, mais plutôt avec nostalgie. En 2006, lorsqu’elle étudiait encore en France et ne connaissait rien du Québec, l’une de ses collègues de classe était une fan invétérée des Cowboys Fringants.
« Quand Karl Tremblay est mort, la première personne à laquelle j’ai pensé, c’est à cette fille-là. Je me suis dit qu’elle devait être fucking triste », compatit-elle.
« Après, je me suis demandé si elle était au Québec, en ce moment. Et puis, j’ai décidé de faire une sorte de deep stalking sur Facebook pour essayer de la retrouver », déclare-t-elle, car une lumière éteinte en allume toujours une autre.
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