Aujourdâhui, jâĂ©tais supposĂ© recevoir au bureau Jean-François PauzĂ© des Cowboys Fringants. Pour jaser de la comĂ©die musicale Pub Royal, mais aussi de lâhĂ©ritage culturel du groupe au sens large, de lâimportance de ses paroles dans lâimaginaire collectif des QuĂ©bĂ©cois et de son meilleur ami Karl Tremblay, le chanteur de la formation. CâĂ©tait une des questions que je voulais lui poser: câest comment travailler avec lâincarnation mĂȘme de ses chansons?
Sauf que le monde sâest arrĂȘtĂ© de tourner, hier. Le cancer a emportĂ© Karl aprĂšs plusieurs annĂ©es de maladie.
MĂȘme si la douleur de se faire arracher un meilleur ami, un mari ou un pĂšre, je ne lâai jamais encore connue, jâai quand mĂȘme de la peine, moi aussi. Et si je me fie Ă mes fils de rĂ©seaux sociaux, ma sĆur, mes amis du monde des mĂ©dias, mes vieux chums dâarts martiaux, le monde de lâĂ©cole secondaire Ă qui je ne parle plus vraiment et le reste du QuĂ©bec aussi, on a tous de la peine. Parce que câest pas seulement un homme qui vient de sâĂ©teindre. Câest une voix. Câest une Ă©poque. Câest un symbole de la promesse dâun QuĂ©bec meilleur sur lequel on avait tous le goĂ»t de travailler ensemble, ne serait-ce que le temps dâun spectacle.
Il y a des dĂ©parts qui font plus mal que dâautres. Une prĂ©sence fĂ©dĂ©ratrice comme celle de Karl Tremblay, ça ne se remplace pas. Aujourdâhui, le QuĂ©bec pleure.
LâarchĂ©type du QuĂ©bĂ©cois
Karl Tremblay, câĂ©tait en quelque sorte le QuĂ©bĂ©cois idĂ©al. Grand, fort et fier comme un personnage de bĂ»cheron sorti direct dâun conte dâHonorĂ© Beaugrand, mais sensible, intelligent et Ă©duquĂ© par lâhistoire tourmentĂ©e du QuĂ©bec. Une rock star plus grande que nature sur scĂšne, mais Ă©galement un gars tout ce quâil y a de plus terre Ă terre, mariĂ© et pĂšre de deux enfants. Un visage iconique, mais jamais plus important que son groupe. Il Ă©tait la preuve quâon pouvait ĂȘtre nĂ© pour un petit pain, mais rĂ©ussir quand mĂȘme et partager son succĂšs.
CâĂ©tait le bon vieux chum que tous les QuĂ©bĂ©cois et QuĂ©bĂ©coises auraient aimĂ© avoir pour partager une derniĂšre pinte aprĂšs un party de Saint-Jean et aussi le fils et le gendre que tous les parents auraient voulu avoir.
Câest avec son talent remarquable pour lâinterprĂ©tation quâil est devenu cette voix si forte dans la conscience des QuĂ©bĂ©cois. Oui, il travaillait avec des paroles extraordinaires, mais Karl ne se contentait pas de les chanter avec passion. Que ce soit la rage et lâexaspĂ©ration dâEn berne, le dĂ©sespoir apocalyptique de Plus rien, le sentiment dâimpuissance qui traverse LâAmĂ©rique Pleure ou les plaisirs simples de Salut mon Ron! ou du Shack Ă Hector, la voix de Karl, câĂ©tait la petite voix au fond de nous tous qui exprimait mieux quâon le pouvait nous mĂȘme, nos propres sentiments conflictuels Ă propos de notre identitĂ© nationale.
La premiĂšre fois que jâai compris Ă quel point les Cowboys avaient intĂ©grĂ© lâidentitĂ© quĂ©bĂ©coise, je me trouvais Ă la station de mĂ©tro De La Savane sur un quai dĂ©sert. Il devait ĂȘtre 17h ou 18h. Une rame de mĂ©tro est passĂ©e dans lâautre direction, ne dĂ©barquant quâun seul punk avec un immense drapeau anarchiste sur lâĂ©paule. Il sâest mis Ă traĂźner ses immenses Doc Martens sur le quai et dâune voix rauque et tonitruante qui faisait Ă©cho dans le vide de la station, il sâest mis Ă chanter:
Ă la manifestation, on rĂȘvait dârĂ©volution
Se gâlant lâcul avec une poignĂ©e de comparses sous la pluie froide du mois de mars
Le gars revenait dâune manif, au centre-ville. LâĂ©vĂ©nement Ă©tait fini, la poussiĂšre Ă©tait retombĂ©e, mais lâesprit contestataire qui lâanimait vivait encore Ă lâintĂ©rieur de ce jeune homme par lâentremise des paroles de Jean-François et de la voix de Karl. Lâalchimie des Cowboys Fringants, câĂ©tait ça. Karl, Marie-Annick, Jean-François et JĂ©rĂŽme avaient franchi ensemble le rubicon crĂ©atif oĂč les chansons deviennent des vecteurs dâinspiration et de mobilisation concrĂštes.
Ă part les Colocs, je ne connais pas dâautres artistes quĂ©bĂ©cois qui se sont rendus Ă un tel niveau de pertinence culturelle et sociale.
Ăcouter les Cowboys Fringants, câest garder la flamme rĂ©volutionnaire en vie.
La tabarnak de maladie qui nous enlĂšve notre monde
Aujourdâhui, jâĂ©cris ces mots en pied dâbas sur un divan du premier Ă©tage des bureaux dâURBANIA et câest difficile. HonnĂȘtement, ne pensais pas que ça allait mâaffecter comme ça. JâĂ©coute Les antipodes et je suis Ă©mu. Personne ne se rend compte que jâai les yeux plein dâeau. Jâai eu le rhume, la semaine passĂ©, ça aide Ă camoufler. Ăa fait quelques fois que je mâarrĂȘte pour reprendre mes esprits et chaque fois, la voix claire et lucide de Karl qui raconte avec une inimitable douceur mĂ©lancolique le mal des gens de mon Ăąge me rentre dedans et me rappelle quâelle nâest plus. Jâai 41 ans en passant.
Karl et moi nâaurions pas pu aller Ă lâĂ©cole ensemble, mais presque.
Ăa me fĂąche quâil soit parti si tĂŽt. Ăa me met en crisse quâil nâait pas eu le privilĂšge de vieillir, de devenir coach Ă La voix, dâĂ©crire une autobiographie, dâĂ©couter des dizaines de reprises de ses chansons par des artistes Ă©mergents, dâavoir un show de rĂ©novations si câĂ©tait ça, son trip.
Tous les honneurs quâon rĂ©serve aux artistes canoniques quĂ©bĂ©cois, Karl les mĂ©ritait.
Il nâaura mĂȘme pas eu le temps dâassister Ă la comĂ©die musicale sur lâĆuvre du groupe quâil voulait tant voir. Lâostie de cancer, câest injuste.
Serrez vos proches dans vos bras aujourdâhui. Appelez-les, sâils vivent loin. Dites-leur Ă quel point vous les aimez. ArrĂȘtez de remettre vos projets Ă demain, parce quâon sait jamais quand la vie va dĂ©cider de vous les enlever. Si vous nâen avez pas, regardez le ciel ce soir et pensez au temps qui passe et qui ne revient plus.
Je vous laisse sur les mots de J-F et la voix de Karl qui rĂ©sument mieux en quelques phrases ce que jâai essayĂ© de dire en 1000 mots.
Mais au bout du chemin dis-moi ce qui va rester
De la petite école et de la cour de récré ?
Quand les avions en papier ne partent plus au vent
On se dit que le bon temps passe finalementâŠ
⊠Comme une étoile filante
Merci, Karl. Merci dâavoir gardĂ© nos flammes en vie toutes ces annĂ©es. Câest Ă notre tour de veiller sur la tienne.