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Kanye West et l’antisémitisme : la bipolarité est-elle une excuse suffisante?
Pour les fans d’artistes dont l’attitude obscurcit constamment le talent, 2022 n’a pas été une bonne année. En particulier si l’un de ces artistes n’est autre que le rappeur américain Kanye West — aussi appelé « Ye ». Celui que l’on aime souvent qualifier de génie créatif et incompris a posé tout au long de l’année des actes tous plus répréhensibles les uns que les autres : tweets antisémites, éloge des nazis, déclarations diffamatoires sur George Floyd ou encore production de t-shirts avec le slogan « White Lives Matter » qu’emploient de nombreux groupes suprémacistes et néonazis pour contrer le mouvement Black Lives Matter.
Le degré est tel que même ses fans de la première heure se trouvent à court de justification, son célèbre sens de la musicalité ne suffisant plus à éponger ses dérapages à la chaîne. Toutefois, au milieu de cette tourmente, une dernière excuse reste potentiellement plausible : celle du trouble bipolaire dont Kanye West souffre.
Ce que la santé mentale explique
Loin d’être un secret de polichinelle, la condition médicale du rappeur est bien connue puisque celui-ci en parle ouvertement dans les médias comme dans sa musique. Sur la pochette de son album ye, l’inscription « Je déteste être bipolaire, c’est génial » peut même être lue, la phrase encapsulant toute l’ambivalence de ce qu’être bipolaire signifie.
Cette pathologie se vit le plus souvent en trois phases : la manie, la dépression majeure et l’euthymie.
Cette pathologie se vit le plus souvent en trois phases : la manie (fréquents symptômes : euphorie, irritabilité, impulsivité extrême, débit rapide de paroles et de pensées, absence de sommeil, délire de grandeur), la dépression majeure (fréquents symptômes : fatigue extrême, culpabilité, apathie, perte d’appétit ou frénésie alimentaire, idées suicidaires) et l’euthymie (retour indéfini à une normalité stable).
À tout cela peut s’ajouter des symptômes psychotiques capables de plonger la personne dans un état de délire potentiellement hallucinatoire qui la déracine complètement de la réalité. Pour l’avoir vécu sous forme d’hyperparanoïa, Kanye West en témoigne lui-même chez le présentateur américain David Letterman.
« Vous avez ce moment [où] vous sentez que tout le monde veut vous tuer. […] Tout est complot. Vous avez l’impression que le gouvernement vous a mis des puces dans la tête. Vous avez l’impression d’être enregistré », décrit-il.
Cette spirale mentale se retrouve également dans la schizophrénie et peut pousser la personne à agir dangereusement sous le coup d’une menace imaginaire, tel que l’explique Tania Lecomte, psychologue et chercheuse en traitement de trouble mental grave à l’Université de Montréal. « Si elle est envahie par des voix qui lui disent que l’autre personne était dangereuse et va la tuer, par exemple, là, on peut dire que oui, la maladie mentale explique un comportement que sans ça, la personne n’aurait jamais eu. Puis, dès qu’elle va bien, elle se confond en remords et en culpabilité », détaille-t-elle.
Pas de fumée sans feu
Et c’est précisément ici que le bât blesse concernant Kanye West. Car l’observer agir sur la durée nous montre des dérapages qui sont loin d’être des cas isolés ou aléatoires, mais forment plutôt un canevas de comportements similaires à intensité croissante, sans remords ni réelle remise en question de sa part.
Ainsi, déclarer la guerre par tweet à la communauté juive ne suffira pas : il lui faudra enjamber ses propres excuses tièdes pour publier juste après la photo d’un swastika (emblème nazi) à l’intérieur d’une étoile de David (emblème judaïque) puis déclarer plus tard au micro d’Infowars, un podcast d’extrême droite animé par le conspirationniste américain Alex Jones, qu’il y aurait « de bonnes choses à propos d’Hitler ».
Hélas, l’histoire ne s’arrête pas là. Un saut dans le passé nous apprend que cette obsession pour Adolf Hitler et l’Allemagne nazie accompagnait Kanye West depuis au moins une vingtaine d’années. Des sources recueillies par le média Rolling Stone font état d’incessants débats sur la Shoah au cours desquels le rappeur refuserait de lâcher le morceau « jusqu’à ce qu’[il] reçoive une réponse dont il était satisfait – qui inclurait une forme de reconnaissance du “bien” que le dirigeant nazi avait fait ». Il serait également allé jusqu’à appliquer professionnellement des techniques de propagande nazie en vue de booster sa carrière.
Ce que la santé mentale n’excuse pas
Ce qui nous remet face à la problématique initiale : la santé mentale peut-elle excuser l’entièreté de ces comportements? La réponse courte est non. Selon Tania Lecomte, cependant, être éduqué.e sur les symptômes de certains troubles peut tout de même constituer un précieux éclairage.
« Chez les personnes qui ont ou non des troubles mentaux graves, il y a des biais cognitifs ou une rigidité de la pensée qui font que les personnes vont être attirées par des idées extrêmes, développe-t-elle. C’est ce qui fait qu’on va retrouver au sein des groupes extrêmes comme les néonazis des personnes qui ont des biais cognitifs de jugement, de raisonnement et d’interprétation qui feront qu’elles ne prendront pas la peine de considérer tous les éléments avant de tirer des conclusions, de seulement aller chercher des éléments qui soutiennent des croyances. »
«On peut juste dire ce qu’il a fait. Ajouter un diagnostic à côté, c’est comme si, d’une part, on l’excuse, et que d’autre part, on stigmatise les gens qui ont ce trouble.»
Ces erreurs de jugement ne se retrouvent pas uniquement chez les gens qui ont des troubles mentaux graves, cependant, et l’erreur serait de tracer un lien de causalité direct et à sens unique du trouble vers l’acte répréhensible. Une illustration de cela serait la manière dont les dérapages de Kanye West sont reportés médiatiquement, sa bipolarité immédiatement mise en avant comme s’il s’agissait là d’une explication englobante. « On peut juste dire ce qu’il a fait. Ajouter un diagnostic à côté, c’est comme si, d’une part, on l’excuse, et que d’autre part, on stigmatise les gens qui ont ce trouble », mentionne la psychologue.
Car positionner le trouble devant l’acte a des conséquences plus larges. Cela véhicule l’idée erronée qu’une personne bipolaire est nécessairement sujette à des incartades antisémites ou de magnitude équivalente, en plus de donner l’idée qu’elle est en permanence prisonnière de ses symptômes. Or, ces deux perceptions sont fausses.
« Kanye West, même bien médicamenté, pourrait quand même avoir des propos antisémites ou xénophobes si ce sont ses croyances profondes. Un trouble mental n’excuse pas ses passages à l’acte », insiste ainsi Tania Lecompte. Pour elle, le problème ici est bien plus idéologique que clinique.
De plus, une personne bipolaire peut être soignée et vivre une vie normale, sans symptômes, peuplée d’activités communes — courir un marathon, diriger une entreprise, faire la fête, voyager, etc. La bipolarité n’est donc pas ce fardeau constant et dangereux que la société semble craindre, et il est impératif de bien comprendre les troubles que l’on mentionne avant de les ériger en justification. Ce n’est qu’ainsi que la perpétration accidentelle de stéréotypes pourra être évitée.
Prendre ses responsabilités
Kanye West a non seulement les moyens financiers de suivre un traitement, mais aussi la responsabilité morale, ce qu’il semble malgré tout refuser de faire. Paradoxalement, son passage sur le plateau de David Letterman nous apprend qu’il est parfaitement au courant des risques qu’un manque d’aide médicale peut engendrer.
«Kanye West se permet de faire ce qu’il fait parce que c’est une vedette, pas parce qu’il est bipolaire.»
« Si vous ne prenez pas de médicaments tous les jours pour vous maintenir dans un certain état, vous avez le potentiel d’intensifier [la situation] et cela peut vous amener à un point où vous pouvez même vous retrouver à l’hôpital. Et vous commencez à agir de manière erratique, comme le dirait TMZ », comprend-il, faisant même référence à un précédent scandale au cours duquel il déclarera que les 400 ans d’esclavage aux États-Unis étaient un choix.
Le rappeur a également la responsabilité d’une plateforme immense où chacun de ses actes est passé au crible et chacun de ses mots est bu à la lettre. Le fait qu’un même incident s’y produise à répétition sur une aussi longue période prouve donc qu’il n’y a ici ni erreur ni manie. « Kanye West se permet de faire ce qu’il fait parce que c’est une vedette, pas parce qu’il est bipolaire, distingue Tania Lecomte. Parfois, quand on donne une tribune et du pouvoir à quelqu’un, il se permet des choses qu’il ne ferait pas autrement. »
C’est pourquoi, lorsque la personne garde un certain niveau de conscience face à ses actes, la santé mentale n’est jamais un argument suffisant. L’invoquer fait donc l’effet d’un couteau à double tranchant, selon la professeure et chercheuse, car on absout d’une part une personne qui ne comprendra jamais la portée exacte de son geste, mais on l’exclut aussi d’une société où tout.e citoyen.ne devrait être traité.e de manière égale.
« Ce n’est pas parce qu’une personne a un trouble mental que l’on devrait se comporter différemment, déclare ainsi Tania Lecomte. Il nous faut agir comme on le ferait avec n’importe qui, c’est-à-dire avec compassion, respect et réalisme. »