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Julien Poulin, le héros des humbles

Jules Falardeau rend hommage au parrain du peuple québécois.

Par
Jules Falardeau
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J’ai Ă©tĂ© un des musiciens d’Elvis Gratton. J’ai toujours le coupe-vent du Elvis Gratton World Tour. Je le porte encore Ă  ce jour. Ce coupe-vent, je l’ai parce que j’ai eu la chance d’ĂȘtre figurant sur Elvis Gratton 2 : Miracle Ă  Memphis. Je « jouais » de la trompette.

Dimanche dernier, alors que je regardais le football, j’ai reçu un coup de tĂ©lĂ©phone.

– Bonjour je suis journaliste pour (je ne me souviens dĂ©jĂ  plus de quel mĂ©dia il s’agissait), pouvez-vous me confirmer la mort de Julien Poulin?

– Ah bon, vous me l’apprenez.

– Vous n’ĂȘtes pas le filleul de Julien Poulin?

– Non.

J’imagine que mieux vaut une mauvaise information que pas d’information du tout.

Il y a sans doute des moyens plus dĂ©licats d’apprendre la mort d’une personne comme Julien Poulin.

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Depuis, j’ai reçu des dizaines de demandes d’entrevues pour « commenter » le triste Ă©vĂ©nement. Je n’avais pas envie de commenter. En tout cas, pas sous une forme question-rĂ©ponse. Si j’avais Ă  commenter, ça serait Ă  ma maniĂšre, sans doute un peu dĂ©cousue, tant pis pour la structure ou la chronologie. Un bon gros ramassis d’anecdotes et de pensĂ©es sur le bonhomme qui, mises bout Ă  bout, feraient office d’hommage.

Une des derniĂšres fois que j’ai vu Julien, c’était en 2015 au Festival de cinĂ©ma de la ville de QuĂ©bec lors d’une soirĂ©e spĂ©ciale lui rendant hommage. J’étais allĂ© prĂ©senter le court-mĂ©trage Just Watch Me, projetĂ© avant Elvis Gratton : Le King des kings. La derniĂšre fois que je lui ai parlĂ©, c’est l’an passĂ©. On avait jasĂ© au tĂ©lĂ©phone. Je voulais faire une nouvelle entrevue avec le PFK Kid, Paul Ross, et en guise de finale, j’avais pour idĂ©e de le faire rencontrer Julien puisque c’est lui qui mĂšne la cĂ©lĂšbre entrevue du film Pea Soup. Ça n’avait pas marchĂ©. À ce moment, j’ai compris que Julien Ă©tait malade et s’était retirĂ© de la vie publique. Par pudeur, je ne lui ai pas demandĂ© plus de dĂ©tails Ă  ce sujet.

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Pour moi, Julien Poulin restera Ă©ternellement associĂ© au personnage d’Elvis Gratton que mon pĂšre et lui ont créé. Mais Poulin, l’homme, Ă©tait en rĂ©alitĂ© Ă  l’opposĂ© du personnage de Gratton, sauf pour une chose. Qu’il ait rĂ©ussi Ă  incarner ce personnage Ă  la perfection est la preuve de son immense talent de comĂ©dien. Si le genre comique Ă©tait moins boudĂ© par les critiques et les donneurs de prix, Poulin aurait sans doute raflĂ© au moins un trophĂ©e pour son interprĂ©tation.

Le vrai Julien Poulin Ă©tait un ĂȘtre humain extrĂȘmement gentil, cultivĂ©, doux, sensible. Un hĂ©ros populaire. Un hĂ©ros chez les humbles. Mais par-dessus tout, il Ă©tait drĂŽle, et c’est ce trait de caractĂšre qu’a su exploiter mon pĂšre pour donner vie Ă  Elvis Gratton. D’ailleurs, le Gratton qui essaie de traverser une clĂŽture en ski de fond dans Miracle Ă  Memphis est sans doute assez proche de la maladresse rĂ©elle de Julien.

À la base, Elvis Gratton Ă©tait censĂ© ĂȘtre un drame.

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Le duo avait imaginĂ© un personnage tragique de gardien de sĂ©curitĂ© dans une universitĂ© qui, pour « exister » aux yeux du monde, personnifiait Elvis Presley dans une brasserie le soir. Mais, en 1980, aprĂšs un dĂ©goĂ»t post-rĂ©fĂ©rendum, ils avaient dĂ©cidĂ© d’en faire un grossier personnage de petit bourgeois fĂ©dĂ©raliste de Brossard. Le premier segment du premier film avait Ă©tĂ© conçu dans le cadre d’un concours Ă  Radio-QuĂ©bec (devenu TĂ©lĂ©-QuĂ©bec) et c’est la productrice de l’ACPAV, Bernadette Payeur, qui a cru au talent du duo, au personnage de Gratton et qui les a amenĂ©s Ă  rĂ©aliser un deuxiĂšme, puis un troisiĂšme court-mĂ©trage. Mis bout Ă  bout, ces trois petits films ont donnĂ© le premier long mĂ©trage d’Elvis Gratton, aujourd’hui devenu culte.

Je n’étais pas encore nĂ© Ă  la sortie du premier Elvis Gratton. Pour l’histoire, il y a une anecdote que j’aime beaucoup Ă  propos de la scĂšne de la sĂ©ance de photos : « Encore plus Ă  droite, mon Bob »

C’est mon pĂšre qui jouait le rĂŽle du photographe. Au dĂ©part, un comĂ©dien devait incarner ce personnage et Ă©changer des rĂ©pliques avec Poulin, mais il ne s’est pas prĂ©sentĂ© le jour du tournage. Donc, comme c’est mon pĂšre qui avait Ă©crit le texte et fait rĂ©pĂ©ter son complice, il connaissait dĂ©jĂ  le texte par cƓur. Seul problĂšme : le « costume » du photographe avait Ă©tĂ© louĂ© en fonction des mesures du comĂ©dien et les souliers vernis Ă©taient trop petits pour mon pĂšre. D’ailleurs, vous le remarquerez en visionnant la scĂšne, il marche drĂŽlement. Mais en matiĂšre de cinĂ©ma, la scĂšne est encore plus forte parce qu’à l’écran, c’est la complicitĂ© des deux amis qui lui donne vie.

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Bien moins connu que le personnage du p’tit gars de Brossard, ce sont les documentaires que Poulin et mon pĂšre ont rĂ©alisĂ©s Ă  l’époque du VidĂ©ographe. Parmi eux, je vous recommande de visionner Speak White, Le Magra ou À force de courage.

Julien Poulin en Algérie. Crédit photo : Pierre Falardeau.
Julien Poulin en Algérie. Crédit photo : Pierre Falardeau.
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Pour ce dernier, en 1970, mon pĂšre et Julien se sont rendus en AlgĂ©rie et sont revenus avec un film dont le but avouĂ© Ă©tait de montrer aux QuĂ©bĂ©cois ce que ça donnait, la libertĂ© d’un peuple et l’indĂ©pendance d’un pays.

Leur documentaire le plus connu, c’est sans doute Pea Soup, un long mĂ©trage sur l’aliĂ©nation du peuple quĂ©bĂ©cois. Une sorte de 24 heures ou plus avec des moyens de pauvre, mais fait en toute libertĂ©. Mon pĂšre a toujours parlĂ© de cette pĂ©riode comme d’une Ă©poque magnifique au niveau crĂ©atif. Dans Pierre Falardeau persiste et filme, il avait dit Ă  ce sujet : « Julien avait un chalet Ă  Saint-Alphonse, on avait installĂ© la table de montage sur la galerie; le matin, on montait pendant 5 heures, on se baignait l’aprĂšs-midi
 On avait des conditions de travail pas mal plus intĂ©ressantes que tout ce qu’on a connu par la suite! On n’avait pas d’argent, mais il n’y avait personne de TĂ©lĂ©film Canada qui venait nous dire de couper ici ou lĂ , de retravailler la psychologie des personnages. »

De Pea Soup, une séquence deviendra culte plusieurs années plus tard, lors de la naissance de YouTube : la fameuse entrevue avec le PFK Kid, Paul Ross.

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À l’époque, le duo Falardeau-Poulin se rend progressivement compte que le cinĂ©ma documentaire est vu par trop peu de gens, quelques cinĂ©philes ou intellos ici et lĂ , alors qu’eux prĂȘchent pour un art populaire qui s’adresse Ă  leur mĂšre, Ă  leurs voisins. De lĂ  est nĂ©e cette conversion du cinĂ©ma direct au cinĂ©ma de fiction avec la comĂ©die comme arme ultime.

Pour comprendre le cheminement du duo et celui de Julien Poulin, l’homme, je recommande cette sĂ©rie d’entrevues rĂ©alisĂ©es Ă  l’époque de la sortie du coffret d’anthologie des Ɠuvres de l’époque du VidĂ©ographe. « Moi, je viens d’un milieu ouvrier, pis mon pĂšre, pour gagner sa vie, fallait qu’il la gagne en anglais. Ce qu’il disait (Falardeau), moi, ça s’appliquait chez nous. (
) Je regardais chez nous, pis je me disais que c’est donc vrai que ç’a pas de crisse de bon sens. »

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Le culte d’Elvis Gratton n’est pas arrivĂ© instantanĂ©ment. Ça s’est plutĂŽt dĂ©veloppĂ© pendant les belles annĂ©es des clubs vidĂ©os et des VHS. Les gens louaient et relouaient le mĂȘme film ou achetaient la vidĂ©ocassette. À mesure que le culte grandissait, Poulin et Falardeau entendaient sans cesse : « Pis, allez-vous faire un Elvis Gratton 2? ». Sans aucun doute la suite la plus attendue du cinĂ©ma quĂ©bĂ©cois, le projet s’est finalement concrĂ©tisĂ© presque 15 ans aprĂšs la sortie du premier. D’ailleurs, le souvenir que je garde du tournage de Miracle Ă  Memphis, c’est qu’on sentait tous qu’on participait Ă  quelque chose d’historique.

J’ai tournĂ© avec Julien la scĂšne du spectacle lors du Elvis Gratton World Tour. C’Ă©tait merveilleux.

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Par contre, je pense que je garde encore plus de souvenirs d’une autre scĂšne dans laquelle j’apparais. Nous revenions de la tournĂ©e. À l’aĂ©roport, les musiciens dĂ©ambulent avec des souvenirs ridicules dignes du MusĂ©e Jean ChrĂ©tien. Bob donne des entrevues aux journalistes et livre le fond de sa pensĂ©e, son rĂ©quisitoire sur la privatisation. Une sorte de monologue Ă  la Jean Charest, mais en plus Ă©loquent et charismatique. (Rire de ChrĂ©tien et de Charest en l’espace de trois lignes, voilĂ  un hommage digne de Poulin.)

Au moment de la sortie de Miracle Ă  Memphis, aucun film quĂ©bĂ©cois ne sortait l’étĂ©. Cette pĂ©riode Ă©tait « rĂ©servĂ©e » aux blockbusters amĂ©ricains. Ce n’était pas interdit, mais c’était casse-gueule et personne ne voulait se risquer. MalgrĂ© tout, Elvis Gratton 2 est sorti le 1er juillet (hĂ©hĂ©) et a battu le record d’entrĂ©es lors de sa premiĂšre fin de semaine en salle. On aimait bien s’imaginer les responsables de distribution des blockbusters amĂ©ricains devant leurs colonnes de chiffres : « Who the fuck is Elvis Gratton? ».

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C’est Ă  peu prĂšs Ă  cette Ă©poque que je me souviens ĂȘtre allĂ© Ă  un gala de boxe avec mon pĂšre et Poulin. LĂ , il ne faisait plus aucun doute qu’ils Ă©taient devenus deux hĂ©ros populaires. À leur passage, le monde arrĂȘtait de tourner. On leur criait des « Pasta dental » par la tĂȘte.

Julien Poulin et Pierre Falardeau sur le plateau de « Miracle à Memphis ». Crédit photo : Carl Valiquet.
Julien Poulin et Pierre Falardeau sur le plateau de « Miracle à Memphis ». Crédit photo : Carl Valiquet.

Une des derniĂšres fois que j’ai vu Julien (avant la projection au FCVQ), c’était lors des funĂ©railles de mon pĂšre. La plupart des gens trouvent ça dur de prononcer un discours Ă  un enterrement devant une quarantaine de personnes. Ce jour-lĂ , on devait ĂȘtre pas loin de 3000 Ă  l’église Saint-Jean-Baptiste, dans le bĂątiment et sur le trottoir. Ça m’a pris tout mon petit change et tout mon courage pour ne pas craquer pendant le discours. DĂšs que j’ai fini, il me semble ĂȘtre tombĂ© dans les bras de Julien. C’était ça, Julien Poulin, pour moi. Et beaucoup plus.

Je n’Ă©tais pas son filleul, mais j’ai l’impression qu’il Ă©tait un parrain pour nous tous, le peuple quĂ©bĂ©cois.

Et pour moi, en plus, une inspiration. Le héros des humbles.

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Dimanche dernier, l’homme qui personnifiait Elvis Gratton est mort. Malheureusement, le « concept Gratton » continue de se perpĂ©tuer dans la sociĂ©tĂ©. Les Elvis Gratton sont partout. Ils deviennent premiers ministres, chassent le faisan dĂ©guisĂ©s en Autrichien, siĂšgent sur des conseils d’administration, dans les chambres de commerces, ils sont dans le showbiz, dans les mĂ©dias. Lorsque l’un d’eux disparaĂźt, 1000 sont prĂȘts Ă  prendre sa place. Cependant, symboliquement, le visage d’Elvis Gratton, celui de Poulin, lui, nous manquera pour vrai.

Avec mon pĂšre et Yves Trudel, j’aime m’imaginer les trois vieux complices rĂ©unis qui nous concoctent un nouveau brĂ»lot humoristique.

Julien Poulin, Yves Trudel et Pierre Falardeau sur le plateau de « Miracle à Memphis ». Crédit photo : Carl Valiquet.
Julien Poulin, Yves Trudel et Pierre Falardeau sur le plateau de « Miracle à Memphis ». Crédit photo : Carl Valiquet.
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En conclusion, j’aimerais citer mon pĂšre dans Rien n’est plus prĂ©cieux que l’indĂ©pendance. J’aime bien comment mon pĂšre dĂ©crivait son ami Poulin et leur relation : « Je connais Poulin depuis presque cinquante ans maintenant. On est comme des frères. On s’est connus au collège. On était souvent dans le corridor, ensemble, expulsés de la classe pour avoir semé le trouble. On a travaillé ensemble. On a gagné ensemble, on a perdu ensemble. On a crevé de faim ensemble. Poulin, c’est un homme bon. Profondément bon. Comme il n’y en a pas beaucoup. Il n’a pas une compréhension livresque de la vie et de la politique. Il marche avec son cƓur. Instinctivement, il comprend les injustices. Au premier coup d’Ɠil, il détecte les saloperies, les mensonges, les gamiques. C’est une des raisons pour lesquelles j’aime profondément cet homme. Il est toujours du côté des exploités, de ceux qu’on méprise, des ti-clins, des sans-grades, des chiens pas de médaille. »

Et pour se laisser sur une note plus rigolote, voici un extrait de Surprise sur prise que j’ai dĂ©couvert il n’y a pas si longtemps. On y voit Julien se faire piĂ©ger lors d’une soi-disant sĂ©ance de doublage en français de France du film Le Party. Le comĂ©dien reprenant son rĂŽle propose Ă  Julien de traduire « morceau de cochon » par « piĂšce de sanglier ». Le pauvre ne sait pas oĂč se mettre.

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Mes sympathies à la famille et aux proches de Julien Poulin. Un grand comédien. Un grand homme. Une inspiration.

***

CrĂ©dit photo d’en-tĂȘte : Carl Valiquet – Miracle Ă  Memphis