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Julien Poulin n’est plus.
Bob « Elvis » Gratton est mort. Le vieux Gaétan de Minuit, le soir vient de passer l’arme à gauche.
Ça fait drôle à dire.
On ignore la cause de sa mort et la famille a publié un communiqué via son agence pour demander de respecter son intimité, en détaillant les rôles marquants d’une carrière qui aura laissé une empreinte importante dans la culture québécoise.
J’ai 42 ans et depuis aussi longtemps que je me souvienne, Julien Poulin était partout, depuis toujours. De Robin et Stella à 15 février 1839 en passant par Les pays d’en haut, il était impossible à ignorer et il l’a été pendant presque toute ma vie.
À la manière de Sylvester Stallone, de Brad Pitt ou de Jason Statham pour les plus jeunes, sa présence dans n’importe quel film ou série avait depuis longtemps transcendé l’importance de ses rôles. Un fait d’armes dont peu de comédiens québécois peuvent se targuer. Personne n’a jamais dit : « Eille, c’est qui, donc, le gars qui joue Elvis Gratton? » ou : « Ah oui, lui! Il joue dans plein d’affaires. C’est quoi, donc, son nom? ».
Non. Quand on apercevait Julien Poulin à l’écran, on se disait : « C’est Julien Poulin! »
Sa présence même était gage de la qualité et du sérieux d’une œuvre, même s’il aimait beaucoup jouer la comédie. Il n’associait pas son nom à n’importe quoi et a contribué à élever chaque projet au-delà des attentes.
Il n’y aura jamais un autre Julien Poulin. C’était un rebelle, un marginal, une licorne dans la culture québécoise qui ne pouvait qu’être le produit de son époque.
L’anti-révolution de Bob Gratton
Comme Indiana Jones l’a été pour Harrison Ford, le rôle phare de la carrière de Julien Poulin, c’était bien sûr Bob « Elvis » Gratton. Conceptualisé avec son complice, feu Pierre Falardeau, l’inénarrable garagiste marque l’imaginaire québécois depuis près de 30 ans grâce à trois films et une série télévisée de 41 épisodes.
Pourtant, il s’agissait avant tout d’un personnage né d’une grande colère dans la foulée du référendum de 1980 pour l’indépendance du Québec, et qui cherchait à pointer du doigt l’assujettissement des Québécois à la culture américaine. Conceptualisé par Falardeau et Poulin, deux ardents militants séparatistes, le film n’aurait sans doute pas eu l’effet escompté s’il était paru en 2024, mais le personnage résonnait avec le Québec des années 1980.
Les Québécois se sont reconnus dans l’indignation de Poulin et Falardeau. Ils ont vu dans le personnage iconique leurs oncles, leurs pères, leurs cousins et ils ont ri de bon cœur. Parce qu’on connaît tous quelqu’un comme ça. Quelqu’un qui ne comprend pas qu’il est le twit de service et qui s’obstine à vivre une vie qui n’est pas la sienne.
Bob Gratton a été un personnage marquant parce qu’il était le symbole même de cette capacité à l’autodérision qui caractérise tant les Québécois.
Poulin et Falardeau avaient compris qu’un message passait toujours mieux avec le rire qu’avec de grands discours, surtout lorsque venait le temps de faire un examen de conscience. Elvis Gratton nous a donné la permission de rire de nous-mêmes. Il nous renvoyait nos travers au visage avec un clin d’œil complice.
Mille vies, un seul visage
Par la suite, Julien Poulin a assumé une foule d’autres identités à l’écran, mais il a toujours été quelqu’un qui nous ressemble. Avec ses traits peu conventionnels pour le métier, il ressemblait plutôt à monsieur Tout-le-Monde qu’on aurait pu croiser à l’épicerie ou à la pharmacie. Son visage était à la fois ordinaire et inoubliable. C’était cette contradiction qui faisait de lui un comédien aussi polyvalent.
Julien Poulin était également reconnu pour l’étendue de ses capacités dramatiques. Toute sa vie, il s’est challengé et a refusé de se laisser cantonner dans un archétype précis. Il était tout le monde et personne à la fois, c’était sa grande force.
Parmi ses rôles marquants, on note Le party, un autre projet réalisé aux côtés de Falardeau. Sinon, dans un tout autre registre, il a interprété un curé dans Babine et le mononcle fier à bras dans Robin et Stella. On pourrait aussi nommer sa participation à non pas une, mais bien deux adaptations de l’œuvre de Claude-Henri Grignon Un homme et son péché, ainsi que son passage dans le très bon et très oublié Le dernier souffle. Toutefois, les plus observateurs et mélomanes parmi vous se rappelleront sans doute de Poulin pour son interprétation d’un tenancier de commerce dans l’inoubliable clip pour la chanson Isabelle de Jean Leloup.
Même au crépuscule de sa vie, il a refusé d’être relégué au rang de simple plaisir nostalgique. Il y a deux ans à peine, on a pu le voir dans le film de Rafaël Ouellet Arsenault & Fils aux côtés de Karine Vanasse et Luc Picard.
Pour ceux et celles qui connaissent bien le cinéma québécois, c’est ce même réalisateur qui l’avait dirigé, en 2012, dans le film Camion, rôle que Poulin considérait lui-même comme l’un de ses plus importants.
Avec le décès de Julien Poulin, c’est toute une page de l’histoire culturelle et politique du Québec qui se referme. On ne le verra plus jamais rouler ses R et accaparer l’écran avec ses grands yeux et sa gestuelle à la fois chaleureuse et grandiloquente. Au-delà de Bob Gratton et de l’incarnation du tarla de service, c’est une présence réconfortante qui nous reflétait toujours un peu de nous à l’écran qui s’en va.
Vraiment, ça fait déjà drôle de penser qu’il n’est plus là.