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« Joyeux Noël, Charlie Brown! » : portrait d’une longue tradition
Chaque année, le temps des Fêtes revêt les lumières de ses plus belles traditions. On les accueille avec un regard tendre, parfois agacé. Les célébrations de Noël demeurent, pour plusieurs, synonymes de petits plaisirs coupables et l’univers musical n’y échappe pas. Mariah revient chaque année s’époumoner dans le trafic et on se surprend à susurrer les vers en latin du cantique Les Anges dans nos campagnes chanté par une chorale de rue. Il y a une saveur évidente à la saison et j’ose croire qu’il faut rester perméable à ses charmes.
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Mais sa bande sonore, aussi enveloppante soit-elle, souffre trop souvent d’un triste quétainisme et de la culture du cover raté. Des Twisted Sisters aux crooners de crèches de fond de rang, si j’étais un lutin, je ferais la grève. Musicalement, Noël est plutôt avare en cadeaux. Même l’immense Ella Fitzgerald, lorsque placée sous le gui, sonne très Centre Rockland. Mais à travers l’inexcusable popularité des Michael Bublé et Sharon Jones, s’il y a un album qui mérite l’unanimité, c’est bien Joyeux Noël, Charlie Brown!.
J’ai tenté de mieux comprendre ce phénomène de réjouissance.
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Joyeux Noël, Charlie Brown! (A Charlie Brown Christmas en anglais) est à l’origine un spécial de Noël en dessin animé diffusé le 9 décembre 1965 sur la chaîne américaine CBS. D’une durée de 25 minutes, l’histoire met en scène la gang de Peanuts, dont fait partie l’insondable Charlie Brown qui nage alors en plein marasme existentiel. Un spleen que l’on sait partagé par beaucoup au temps des Fêtes. Ses premières paroles sont d’ailleurs : « Je crois qu’il y a quelque chose qui cloche avec moi, Linus, Noël s’en vient et je ne suis pas heureux, je ne me sens pas comme je devrais l’être. » Désemparé par le mercantilisme environnant, il ressent une grande solitude. Bref, son cœur ne pétille pas malgré les flocons tombant.
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Remisé à la suite de sa production en 1963 en raison d’une signature jugée trop singulière, le projet avorté refait surface deux ans plus tard grâce à l’intérêt d’un publicitaire new-yorkais travaillant pour Coca-Cola. Le désastre annoncé se transforme en succès inespéré. La première apparition du spécial de Noël créé par Charles M. Schulz est regardée par plus de 15 millions de téléspectateurs et téléspectatrices. Il est depuis diffusé religieusement à chaque année, devenant ainsi le programme animé au plus long legs de l’histoire du petit écran nord-américain.
Le refus des premiers producteurs provenait entre autres du caractère trop sensible du cartoon. Les observations du créateur sont, en effet, multiples et profondes. La réflexion sur l’argent et l’exclusion soulève des émotions empreintes de mélancolie qui sont assez loin d’une programmation jeunesse habituelle. En mettant de l’avant les petites épiphanies de l’enfance, Schulz destinait son dessin animé à un public bien plus large.
S’ajoute aux hésitations initiales l’embauche de gamins sans expérience pour le doublage et l’audace de la bande originale. Cette dernière était un choix de Schulz, désireux d’introduire à l’auditoire le cool jazz et ses nuances percussives pleines de textures. Il fait appel à Vince Guaraldi et à son trio pour composer une trame raffinée, reflétant l’humour, le charme et l’innocence de la gang de Peanuts.
L’enregistrement des chœurs s’est fait à l’église Saint-Paul de San Rafael en Californie. La légende raconte que la séance s’est terminé très tard dans la nuit : le pianiste aurait gardé les enfants éveillés grâce à la récompense d’un billet de cinq dollars et un cornet de crème glacée.
Depuis, on estime à plus de quatre millions le nombre de copies vendues à travers le monde et les pressages originaux, d’une grande rareté, sont devenus des pièces de collection convoitées.
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Malgré ses lettres de noblesse, l’album est-il toujours d’actualité? Pour répondre à cette interrogation, j’ai contacté Félix-Antoine Hamel, saxophoniste et historien du jazz.
« L’album est un classique indémodable, mentionne-t-il avant toute chose. On l’entend tourner chaque Noël, l’associant aux souvenirs de l’enfance. La musique, appuyée par les chœurs d’enfants, dévoile un grand potentiel nostalgique. Les mélomanes y reviennent comme une tradition, un lieu que l’on aime retrouver, réconfortant, feutré, idéal pour accueillir l’hiver. »
« On retrouve des accents très West Coast, léger, un brin latin. Chaque étiquette de jazz à l’époque comptait dans ses rangs un trio plus loungy. L’album offre des compositions originales, mais aussi des covers élégants et intemporels. Ce n’est pas du jazz d’intello, c’est enfantin, tout en étant très accrocheur. Du easy listening devenu standard. Guaraldi est emblématique de la scène de San Francisco des années 60. C’est quand même drôle qu’un album aussi évocateur de Noël pour nous est influencé par une définition très californienne des Fêtes. »
Au Beatnick sur Saint-Denis, le propriétaire Nick Catalano me lance : « Chaque année, les gens se battent pour cet album parce que c’est le seul record de Noël qui n’est pas quétaine. On peut l’écouter aussi bien en décembre qu’en mai. »
Même écho favorable chez Andrew Haddad, responsable de l’inventaire à la boutique Aux 33 Tours. « J’ai acheté ma copie il y a quelques années, raconte-t-il. Avec ma copine, c’est devenu l’un de nos petits rituels. Et puis, ça me rappelle mon enfance, j’écoutais l’émission, petit. Au magasin, on en manque déjà et décembre ne fait que commencer. »
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Devant la vitrine du Sonorama sur Bernard dans le Mile End, on découvre bien centrale, une édition spéciale miroir. Le copropriétaire Eduardo Cabral abonde avec ses collègues : « Charlie Brown, Elvis et Bing Crosby, c’est notre top 3 du temps des Fêtes année après année. Personnellement, j’irais plus avec John et Yoko – Happy Xmas ou même l’excellent pressage Noël de Ginette Reno en 1967, mais Guaraldi est une valeur sûre. On essaie toujours d’en avoir sur nos rayons. »
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Selon Eduardo, le succès de l’album viendrait d’une célébration inconsciente de la mémoire : « Nous avons presque tous, un jour ou l’autre, regardé le spécial à la télévision. Des années plus tard, quand on l’entend à nouveau, la musique est déjà dans notre tête. Elle revient, tout ce temps oubliée, presque cachée. Tu te surprends à connaître l’album en entier. C’est une force rare. »
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Considéré aujourd’hui comme un petit miracle, l’album est devenu un remède pour illuminer les trop courtes journées. Son amour universel est tel qu’il a même été intronisé en 2011 par la bibliothèque du Congrès américain à sa liste des enregistrements d’importance nationale. Revenant immanquablement avec le froid, la frénésie Charlie Brown semble donc pleinement justifiée. La collection de mélodies apaisantes, conjuguée à l’énergie contagieuse de certains morceaux, dévoile la seule et unique bande sonore dont nous avons besoin pour les fêtes de fin d’années.